Les prix littéraires jeunesse font-ils lire les adolescents ?

Les prix littéraires jeunesse se revendiquent souvent comme des outils de médiation de la lecture. Mais, au-delà des discours, qu’en est-il des pratiques réelles mises en place par les médiateurs effectifs que sont les bibliothécaires, les enseignants ou les documentalistes ? A quelles conditions ces prix peuvent-ils véritablement constituer des outils de médiation ?  Comment s’en saisir concrètement pour mettre en place une démarche motivante et engageante pour tous les adolescents, y compris ceux qui sont éloignés de la lecture ?

Les intervenantes du dernier panier du médiateur organisé par Lecture Jeunesse le 23 janvier dernier ont exploré ces questions. Animée par Aurore Mantel, chargée d’études à l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents, la séance a réuni Lydie Laroque, maîtresse de conférences en littérature et formatrice dans le master de littérature jeunesse de l’INSPE de Versailles, Camille Labat, chargée de mission groupes jeunesse et bande-dessinée au Syndicat National de l’Edition (SNE) et Claire Rouveron, professeure documentaliste et membre de l’équipe organisatrice du Prix Passerelle(s). Les interventions ont offert un double éclairage théorique et pratique sur les enjeux des prix littéraires jeunesse, tant du point de vue des concepteurs que de celui des médiateurs.

Les enjeux des prix littéraires jeunesse : quelles spécificités ?

En prenant appui sur différents travaux de recherche, Lydie Laroque a ouvert la séance en exposant la spécificité du fonctionnement et des enjeux des prix littéraires jeunesse. Contrairement aux distinctions décernées dans le domaine de la littérature générale, qui souvent cherchent à promouvoir un auteur spécifique, les prix littéraire jeunesse ont vocation à mettre plus largement en lumière la littérature jeunesse, dans le but de légitimer ce segment éditorial longtemps dévalorisé. Ils visent également à développer chez les jeunes un rapport de plaisir à la lecture en mettant l’accent sur le partage d’expériences et les échanges entre pairs ainsi qu’entre adolescents et professionnels du livre, et notamment les auteurs. Leur objectif est aussi de former le goût littéraire des jeunes en les orientant vers des ouvrages de qualité au sein d’une production éditoriale abondante, et de développer leur esprit critique en les encourageant à produire un point de vue argumenté sur les livres. Ces prix sont une manière de valoriser les points de vue, les choix et les goûts des adolescents en leur donnant le droit d’attribuer un prix à une œuvre. Ils contribuent enfin à rapprocher les jeunes et les adultes en familiarisant ces derniers avec une littérature contemporaine, non patrimoniale, qu’ils méconnaissent généralement quoique qu’elle soit plus proche des adolescents, son écriture les prenant réellement en compte comme sujets lecteurs.

Tendances actuelles de l’offre éditoriale jeunesse et présentation du Prix Vendredi

En introduction de son intervention, Camille Labat a souligné le dynamisme du segment éditorial du roman adolescent qui porte le marché de la littérature jeunesse. Les effets du pass Culture ainsi que les nouvelles formes de prescription via les réseaux sociaux (Instagram, TikTok) sont les deux principaux facteurs évoqués pour expliquer cette vitalité. Pour autant, malgré son dynamisme, le secteur jeunesse peine à être connu et reconnu comme une littérature légitime. C’est donc dans une perspective de valorisation de la littérature jeunesse contemporaine qu’a été créé le Prix Vendredi en 2017 à l’initiative du groupe des éditeurs jeunesse du SNE. Ce prix, qui récompense chaque année un ouvrage francophone parmi une sélection de 10 titres, entend jouer un rôle prescripteur pour orienter les lecteurs et les médiateurs vers des œuvres de qualité au sein d’une offre éditoriale foisonnante. Camille Labat a ensuite détaillé les modalités de fonctionnement du prix (temporalité, modalité de soumission des œuvres, constitution de la sélection, composition du jury, etc.) en revenant en particulier sur la création en 2023 d’un jury adolescent dans le but de s’adresser directement au lectorat de la littérature jeunesse. Elle a ensuite exposé les différentes étapes du fonctionnement de ce jury, depuis la sélection des 7 jurés jusqu’au vote pour élire le lauréat du prix adolescent, en parallèle de celui du jury officiel. En conclusion, Camille Labat a présenté plusieurs initiatives très récentes mises en place autour du prix.  Dans une volonté de s’adresser aux jeunes via les canaux qu’ils utilisent, des activités autour du prix ont été organisées sur les réseaux sociaux, notamment des jeux concours mettant en avant la sélection ou encore une collaboration avec l’influenceuse Audrey Tribot dont le compte Le souffle des mots sur Instagram et YouTube réunit au total 200k abonnés.

Des outils de médiation de la lecture pour tous les adolescents

L’intervention de Claire Rouveron a permis d’envisager les prix littéraires jeunesse non plus depuis la perspective des concepteurs, mais avec le point de vue des médiateurs. Elle a commencé par présenter le Prix Passerelle(s), une initiative locale portée par plusieurs établissements ruraux de l’académie de Limoges avec l’objectif d’inviter la culture dans les zones rurales. Ce prix propose deux sélections de quatre romans jeunesse, destinées respectivement aux élèves de CM2-6ème et à ceux de 3ème-2nde, l’objectif étant, à travers les activités mises en place autour de ce prix, de construire des « passerelles » entre ces niveaux scolaires charnières.

En prenant appui sur des projets menés par plusieurs enseignants (professeurs-documentalistes, enseignant de français, enseignants de sciences) autour du Prix Passerelle(s), Claire Rouveron a présenté plusieurs exemples d’activités pédagogiques : fiches de lecture revisitées, bandes annonces littéraires, carnets de bord, images interactives, cartes postales sonores, etc. La présentation du fonctionnement du Prix Passerelle(s) et de ces exemples de médiation a permis d’identifier plusieurs leviers d’engagement de l’ensemble des adolescents, y compris des « petits lecteurs ». Claire Rouveron a ainsi souligné l’importance de proposer une sélection diversifiée d’œuvres, à la fois en termes de genre et de niveau de difficulté, afin de correspondre aux différents types de jeunes lecteurs. Elle a également mis en avant l’oralité comme levier d’inclusion de tous les adolescents : sont ainsi prévues des lectures en classe ainsi que l’enregistrement des versions audio des livres sélectionnés pour inclure les adolescents présentant des handicaps visuels, moteurs ou cognitifs. Elle a également souligné la dimension engageante des outils multimédias pour impliquer des adolescents ayant un niveau de lecture plus faible. Enfin, ces exemples ont permis d’aborder les aspects pratiques de l’organisation de ces projets comme l’articulation de ces activités avec le programme scolaire, la collaboration entre enseignants, et le partage de ces activités entre le temps en classe et le temps libre des adolescents.

La réflexion ouverte par cette session autour des enjeux des prix littéraire jeunesse mériterait d’être poursuivie en se penchant davantage sur les effets de ces projets sur les adolescents, leurs représentations et pratiques de lecture. Quel regard en effet les adolescents portent-ils sur ces expériences qui leur sont proposées ? La prise en compte du retour des élèves mériterait d’être systématisée en intégrant au sein du protocole pédagogique de ces activités un volet dédié au recueil et à l’analyse de l’évaluation des projets par les élèves.

Par Aurore Mantel, chargée de mission pour l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents chez Lecture Jeunesse

Lectures et vocations scientifiques chez les filles

La lecture peut-elle contribuer à réduire les inégalités de genre en sciences en suscitant chez les filles des vocations scientifiques ?

C’est autour de cette question que se sont réunis Clémence Perronnet, sociologue et chercheuse à l’Agence Phare, Michèle Salifou, médiathécaire à la Maison de Solenn et François Millet, co-fondateur du Dôme[1] de Caen lors d’un webinaire organisé le 3 octobre dernier par Lecture Jeunesse avec le soutien du Ministère de la Culture. Agnès Saal, haute-fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations au Ministère de la Culture a introduit la séance avec Camille Vincent, directrice de Lecture Jeunesse. Animées par Marine Doinel, coordinatrice de projets chez Lecture Jeunesse, les trois interventions ont ensuite examiné l’influence de la culture sur le rapport des filles aux sciences et proposé des exemples concrets de médiation et de lectures pour favoriser l’engagement des filles vers les sciences.

Lutter contre les inégalités de genre en sciences par la culture : une priorité commune du Ministère de la Culture et de Lecture Jeunesse

Agnès Saal a souligné en introduction la priorité donnée par le Ministère de la Culture à la lutte contre toutes les formes de discriminations en général, et celles liées au genre en particulier. Après avoir rappelé l’enjeu majeur de société que représente l’accès des filles aux filières scientifiques, elle est revenue sur l’engagement du Ministère de la Culture en faveur de la déconstruction de certains contenus culturels afin de lutter contre les stéréotypes. Camille Vincent a poursuivi en présentant l’intérêt de longue date de Lecture Jeunesse pour l’étude de la culture scientifique juvénile, intérêt porté par la conviction que la capacité à lire des ressources à caractère scientifique est indispensable à la construction de l’esprit critique des citoyens de demain.  

Investir le pouvoir incluant de la fiction

Clémence Perronnet a ensuite présenté les principaux résultats de son étude sur l’influence des objets culturels sur l’orientation des filles en sciences. Après avoir dressé un état des lieux des inégalités de genre dans ces domaines, elle a examiné l’influence des pratiques culturelles sur les représentations qu’ont les filles des sciences, puis discuté de la manière dont ces pratiques pourraient constituer un levier pour agir contre ces inégalités. La chercheuse a d’abord pointé l’absence de loisirs scientifiques chez la grande majorité des adolescentes interrogées, et montré comment cette absence pouvait alimenter un sentiment d’incompétence en sciences. Elle a ensuite souligné l’invisibilisation et la stéréotypisation des femmes scientifiques dans les objets culturels potentiellement fréquentés par les filles, avant de conclure sur l’importance de proposer, dans la production culturelle, des modèles de femmes scientifiques ordinaires et accessibles auxquelles les adolescentes puissent s’identifier.

Encourager les lectures scientifiques à travers des médiations

Michèle Salifou a ensuite présenté un projet de médiation scientifique[2] conduit pendant un mois avec un groupe d’adolescents constitué d’une majorité de filles. Ce projet avait pour objectif d’encourager la lecture de différentes ressources en lien avec les sciences (ouvrages de vulgarisation, bandes-dessinées, articles de journaux, ouvrages documentaires, etc.) en vue de la préparation d’un débat autour du transhumanisme. Si ce projet a tout d’abord révélé une certaine distance des filles à l’égard des ressources scientifiques ou traitant de questions scientifiques sous une forme fictionnelle, il a également permis à certaines d’entre elles de dépasser cette réserve initiale en suscitant un réel intérêt et une curiosité pour le thème scientifique étudié. C’est ce qu’explique l’une des participantes lors du bilan du projet : « J’aime pas forcément lire tout ce qui est science-fiction, tout ça… mais là ça m’a emmenée et j’ai pu découvrir que cela me plaisait plutôt bien. ». Dans tous les cas c’est le projet de débat qui a motivé l’entrée des filles dans ces lectures, en permettant de dépasser leurs résistances premières.

Renouveler les références à proposer en lecture aux adolescentes

Lors d’une dernière intervention, François Millet a présenté une sélection de bandes-dessinées mettant en scène des personnages féminins évoluant dans des univers scientifiques. Couvrant différents genres (vulgarisation, reportage scientifique, histoire, science-fiction, etc.), ce balayage bibliographique, non exhaustif, a offert aux médiateurs des pistes de lecture à proposer aux adolescentes. Ces ouvrages mettent en avant des femmes scientifiques non stéréotypées pouvant favoriser un processus d’identification chez les adolescentes et ainsi leur donner envie au de s’intéresser aux sciences. Ils peuvent aussi servir de base, lors de cercle de lecture incluant les adolescents garçons, à d’intéressantes discussions pour mettre à distance stéréotypes et représentations convenues des métiers.

Marine Doinel a clôturé la séance en soulignant à nouveau l’acuité avec laquelle se pose la question de la présence des femmes dans les filières scientifiques. Outre les statistiques signalant un déclin de la part de filles dans les matières scientifiques après la réforme du bac en 2018[3], les résultats récents de l’évaluation à l’entrée en 6ème montrent les filles plus en difficulté que les garçons sur certaines questions mathématiques[4]. Or, compte-tenu des enjeux de la société de demain – les évolutions technologiques et les questions écologiques vont nécessiter des compétences scientifiques – le développement de l’appétence des filles pour les sciences constitue donc un enjeu crucial. C’est pourquoi il faut identifier des leviers à activer pour favoriser cette appétence. Une piste possible est de travailler sur les représentations qui font obstacle à l’investissement féminin dans ces domaines.

Les pouvoirs publics, conscients du problème, œuvrent dans ce sens : l’Institut Poincaré, musée consacré aux mathématiques récemment créé sous l’impulsion de Cédric Villani, accorde une place importante à la mise en valeur des femmes au sein de son espace.

Des associations – et Lecture Jeunesse en fait partie au premier titre – ont aussi un rôle à jouer au vu de l’influence que peut avoir la lecture sur les représentations. L’enjeu est de renouveler l’offre de lecture à proposer aux filles avec d’une part des références d’ouvrages à caractère scientifique, mais également des fictions présentant des images diversifiées de personnages féminins qui puissent faciliter les processus d’identification chez les lectrices. Les bibliographies proposées dans le cadre des webinaires de Lecture Jeunesse constituent ainsi des ressources intéressantes à mobiliser[5].

Enfin, un autre levier réside dans la conception de dispositifs de médiation permettant de dépasser les éventuelles réticences des adolescentes à l’égard de ces lectures. Des projets comme Cortex proposé par Lecture Jeunesse, s’inscrivent dans cette perspective s’ils sont conduits avec une attention particulière à l’activité des filles dans la conduite du projet.

Sensibiliser les médiateurs à la problématique des filles et des sciences, les informer sur les ouvrages et dispositifs permettant de l’adresser… Tel était l’objectif de cette session car c’est en explorant toutes ces voies que l’on peut espérer quelques évolutions.

Par Aurore Mantel, chargée de mission pour l’Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents chez Lecture Jeunesse


[1] Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle de Caen

[2] Il s’agit d’un projet Cortex encadré par Lecture Jeunesse. Pour en savoir plus sur les projets Cortex, rendez-vous sur la page consacrée sur le site de Lecture Jeunesse 

[3] DEPP, Repères et Références Statistiques, données analysées par la Société Française de Mathématiques (Mélanie Guenais, 2021)

[4] La note d’alerte du Conseil scientifique de l’éducation nationale publiée en septembre 2023 est disponible en ligne 

[5] En plus de la bibliographie de François Millet, voir celle constituée par Universcience dans le cadre du panier du médiateur « Lire et s’informer scientifiquement, cela s’apprend ! ».

Les jeunes et les sciences

« Lire et s’informer scientifiquement, ça s’apprend ! »

Ce mot d’ordre réunissait le 1er juin 2023  plusieurs intervenants lors du 7e panier du médiateur offert par Lecture Jeunesse dans le cadre de son Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents : Juliette Renaud, formatrice à l’INSPE Centre Val de Loire et auteure d’une thèse en sciences de l’éducation et de la formation[1], David Placiard, enseignant de SVT, Pierre Deboosère, professeur documentaliste ainsi que Christine Busset, cheffe de projet médiation numérique. Lors de cette session, animée par Marine Doinel, coordinatrice de projets pour Lecture Jeunesse, ont à la fois analysé quelques-unes des principales difficultés rencontrées par les adolescents pour lire des supports à caractère scientifique et proposé des pistes de travail aux médiateurs pour élaborer des dispositifs motivants susceptibles d’encourager cette pratique.

Christine Mongenot, chargée de mission scientifique auprès de Lecture Jeunesse, a souligné en introduction l’acuité particulière de la question du jour alors que des rapports récents[2] ont mis en évidence la progression de la mésinformation scientifique des jeunes ainsi que leurs difficultés à déchiffrer des documents à caractère scientifique. L’enjeu est double :

  • Comment encourager les adolescents à rechercher des informations fiables ? 
  • Comment leur apprendre à décrypter des ressources documentaires ?
Les intervenants du panier du médiateur

Une lecture avec ses spécificités et ses écueils

Après avoir rappelé les spécificités de la lecture documentaire – à savoir son caractère non-linéaire et orienté par un but particulier de lecture : celui d’apprendre et de s’informer – Juliette Renaud a dressé un état des lieux des difficultés rencontrées par les jeunes lecteurs, en s’appuyant sur certains résultats de l’enquête Pirls 2021[3]. Elle a ainsi pointé, à partir des types de réponses erronées des collégiens, les fragilités les plus importantes chez ces jeunes lecteurs. Elle a souligné la manière dont leurs « connaissances » antérieures – ou plutôt leurs représentations – font fréquemment obstacle à la compréhension des supports à lire. Mais des marges de progression existent, d’où la nécessité de mettre en place des apprentissages spécifiques comme l’étude de la structure des documents et celle des fonctions de renvois entre titres, intertitres et contenus textuels. Savoir lire les documentaires à caractère scientifique, c’est en effet savoir trouver son chemin à partir de ces indices.

De nouvelles pratiques de médiation ?

La deuxième intervention a été l’occasion de présenter plusieurs exemples concrets de projets de terrain destinés à promouvoir auprès de collégiens de REP, dans les Hauts de France, la lecture de ressources scientifiques. Ces projets, menés par David Placiard et Pierre Deboosère, respectivement professeur de SVT et professeur documentaliste, ont été déployés dans une démarche de co-enseignement.  En exposant les étapes de leur travail collaboratif les deux enseignants ont ainsi apporté une forme de réponse à une question récurrente : qui doit prendre en charge l’enseignement de la lecture documentaire ? Ils ont montré l’intérêt de reconfigurer le contenu des enseignements disciplinaires afin d’y intégrer une part de cet apprentissage, mais surtout encouragé les médiateurs de formation non scientifique qui seraient réticents à expérimenter les possibilités de complémentarité avec des collègues de la spécialité. La mise en œuvre du dispositif Numook avec leurs élèves en a apporté une illustration : ces derniers ont constitué, sous la forme d’un livre numérique, le bilan de leur pratique des sciences au cours de l’année scolaire. Le travail de recherche documentaire requis pour la réalisation du livre a offert aux adolescents, encadrés par les deux enseignants, l’occasion de se familiariser avec les ressources scientifiques et leur lecture.

Le choix et la hiérarchisation des documents à faire lire

Enfin, lors de la dernière intervention, Christine Busset a présenté le portail documentaire conçu pour les besoins du dispositif « Jouer à débattre » développé par l’association L’arbre des Connaissances en montrant comment elle procédait pour sélectionner des ressources et les organiser. Ce dispositif ludique vise en effet à inciter les adolescents à débattre de questions d’actualité à caractère scientifique dans une perspective d’apprentissage de nouveaux contenus. Le portail documentaire associé au dispositif met à leur disposition des ressources utiles pour nourrir les débats (informations sur les grands concepts mobilisés, différents arguments et points de vue, etc.) avec le double objectif de faciliter la recherche documentaire et de donner aux jeunes envie de s’informer. Il est accessible en ligne et disponible pour tous. Enfin, en accompagnement de ce panier, la Bibliothèque de la Cité des Sciences et de l’Industrie a préparé une sélection de références bibliographiques autour de la vulgarisation des sciences auprès des publics adolescents[4]. Cette bibliographie est téléchargeable à la fin de l’article.

La problématique abordée dans ce panier étant loin d’être épuisée, les prochains mois verront se poursuivre la réflexion de Lecture Jeunesse autour du rapport des jeunes et des sciences, dans le cadre de son Observatoire de la lecture et de l’écriture des adolescents.

À suivre donc sur le site de Lecture Jeunesse… avec en particulier :

  • un évènement, le 3 octobre 2023, autour de cette même question organisée avec le soutien du Ministère de la Culture.


[1]Processus de conception d’un outil didactique d’enseignement de la lecture documentaire numérique au cycle 3, 2020.

[2] Fondation Jean Jaurès, La mésinformation scientifique des jeunes à l’heure des réseaux sociaux, 2023, disponible en ligne : https://www.jean-jaures.org/publication/la-mesinformation-scientifique-des-jeunes-a-lheure-des-reseaux-sociaux/

Inspection générale de l’éducation, du sport et de la jeunesse, La sensibilisation et la formation à la démarche scientifique de l’école élémentaire au doctorat, 2023, disponible en ligne : https://www.education.gouv.fr/la-sensibilisation-et-la-formation-la-demarche-scientifique-378059

[3] IEA Timss & Pearls, PIRLS 2021 International Results in Reading, 2023 disponible en ligne : https://pirls2021.org/results

[4] Nous remercions le département Culture, éducation et médiation scientifiques – Bibliothèque de la Cité des Sciences et de l’Industrie » qui a bien voulu nous communiquer ces informations.

Soirée de lancement de la revue n°185 sur Les littératures de l’imaginaire – mars 2023

À l’occasion de la sortie du n°185 de la revue Lecture Jeune qui portait sur les littératures de l’imaginaire, une soirée de lancement s’est déroulée le jeudi 30 mars 2023 à la librairie Le Nuage Vert à Paris. Elle a été introduite par une table-ronde sur « La fantasy en France aujourd’hui » animée par Louis Barchon, rédacteur en chef de la revue. Accompagné de Laetitia Lajoinie, romancière pour la jeunesse et de la chercheuse et autrice Marie-Lucie Bougon, docteure en littérature comparée, la soirée a permis de dresser un panorama sur l’actualité de la littérature fantasy.

© Henri Charles

Des questions sur la place qu’elles occupent dans les lectures chez les jeunes et l’avenir qui leur est réservé ont ainsi été soulevées :

Tout d’abord, il est important de constater que la littérature fantasy est très populaire chez les jeunes aujourd’hui. Cette dernière s’est développée au cours des dernières années en raison d’une combinaison de facteurs, tels que l’’attrait pour l’imagination et l’évasion, la facilité d’accès, la popularité des adaptations cinématographiques, l’identification aux personnages et les thèmes abordés dans ces romans. Ensuite, une explication a été apportée pour différencier le genre fantastique et la fantasy : le fantastique met l’accent sur les événements surnaturels dans un cadre réaliste, tandis que la fantasy se déroule dans un monde imaginaire qui peut inclure des éléments surnaturels ou magiques.

© Henri Charles

Enfin s’est posée la question du futur de la fantasy française. L’évolution du genre résiderait peut-être dans un sous-genre romantisé appelé « romantasy », qui mélange des éléments romantiques avec des éléments fantastiques. Ce genre littéraire met souvent en scène une histoire d’amour qui se déroule dans un monde imaginaire rempli de magie, de créatures fantastiques et d’aventures épiques. En parallèle, on assiste, en particulier en France, à un essor de la fantasy historique, qui offre une occasion aux lecteurs de (re)découvrir une période historique à travers les yeux des personnages fantastiques. Une autre spécificité française dans la fantasy est l’exploration de thèmes sociaux et politiques tels que la justice, l’égalité, la liberté et l’oppression. Les auteurs français de fantasy ont souvent utilisé leurs histoires pour commenter les problèmes sociaux et politiques. Aussi, les romans sont plus introspectifs que dans la fantasy anglo-saxonne et les pensées intimes des personnages sont davantage décrites.

© Henri Charles

En somme, la fantasy et les littératures de l’imaginaire sont des genres littéraires qui se caractérisent par leur utilisation de l’imagination pour créer des mondes imaginaires, des créatures fantastiques, des événements surnaturels et des personnages extraordinaires. Pour en apprendre davantage sur ce genre et connaître les nouveautés en littérature jeunesse, découvrez sans plus attendre la revue Lecture Jeune n°185 !

Merci à la librairie Le Nuage vert pour son accueil, aux intervenantes pour leur prise de parole éclairantes et à nos partenaires pour leur participation.

Entretien avec V.E. Schwab

À l’occasion du salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil de 2022, Cassandra Buigues et Gwladys Choisnet, membres du comité de lecture, sont allées à la rencontre de V.E. Schwab sur le stand de Lumen. Elles ont abordé avec l’autrice américaine l’ensemble de son œuvre et sa vision de la littérature jeunesse.

© Jenna Maurice


LJ : Que pensez-vous du délai de publication entre votre duologie The Monster of Verity, publiée en 2016 et traduite en français seulement en 2022 par la maison d’édition Lumen ?

V.E. Schwab : Cela ne m’a pas dérangée car, pour moi, un bon livre n’a pas de date d’expiration : quelque soit le moment ou l’endroit où on le lit, il doit être capable de nous parler de manière profonde et puissante, même si on en tire à chaque fois des choses différentes. Dans This Savage Song, la description d’un monde où la violence commence à créer des monstres est ainsi, malheureusement, plus actuelle que jamais.

LJ : Quelles ont été vos sources d’inspiration pour Kate, le personnage de This Savage Song ?

VES : En littérature young adult en particulier, les filles ont longtemps été représentées comme des demoiselles en détresse. Lorsqu’elles ont du pouvoir, on attend d’elles qu’elles l’abandonnent, qu’elles se sacrifient. Au contraire, les hommes doivent être ambitieux, sombres, sentimentalement opaques, et tout garder pour eux. Quand je raconte des histoires, j’essaye au contraire de déconstruire ces présupposés sexistes. Kate a 17 ans et à son âge, j’étais en colère, comme piégée, et j’aurais fait n’importe quoi pour être heureuse. Kate réagit à l’idée qu’elle n’aurait pas le droit d’être ambitieuse, folle et enragée. Ce personnage est donc né des sentiments que je ressentais lorsque j’avais 17 ans, extériorisés ici par quelqu’un qui n’a plus rien à perdre.


LJ : Et qu’en est-il d’August ?

VES : C’est un garçon profondément empathique qui, à bien des égards, symbolise la façon dont mon anxiété se manifestait et se manifeste encore aujourd’hui. August est submergé par ses pensées qui tournent en rond et prennent parfois le dessus. Je souhaitais également qu’il soit associé à la musique car je crois qu’il n’existe rien au monde de plus magique que le pouvoir de la musique. C’est ce que vient souligner dans le livre l’idée que cette dernière amène l’âme à transcender le corps, car c’est ce que je ressens personnellement. Si mes personnages sont tous une partie de moi, je me suis donc particulièrement attachée à rendre les personnages masculins extrêmement émotifs et en accord avec leurs émotions, et les personnages féminins ambitieux, sauvages, compréhensifs et enragés.

LJ : Contrairement à vos autres livres, il n’y a pas d’histoire d’amour dans This Savage Song et Our Dark Duet : pourquoi ?

VES : Je souhaitais ne pas mettre de romance car dans la plupart des récits yound adult qui s’inscrivent dans le genre, toutes les autres relations sont traitées comme si elles importaient moins. Lorsqu’il y a une relation parent/enfant, ou deux meilleurs amis, et une histoire d’amour, soudainement elle devient la seule qui compte. C’est pour cette raison que j’ai voulu supprimer la romance, parce que les autres relations m’intéressent beaucoup. Parfois j’ai l’impression que l’histoire d’amour est même la moins intéressante des relations : il s’agit à mon sens davantage d’une récompense que d’un cheminement. C’est comme dans la saga Shades of magic : Kell et Lila vivent leur histoire d’amour uniquement à partir de la moitié du dernier des trois livres. Kate ou August au contraire ont tous les deux besoin d’être compris par quelqu’un, ce qu’ils trouvent dans l’amitié ou la famille. Ils essayent d’en faire une histoire d’amour : il y a une scène avec un baiser. Mais tous les deux se ravisent. C’est presque du jamais vu ! Quand nous sommes adolescents, nous confondons l’amitié et l’amour. On se dit qu’on se sent bien avec cette personne, qu’elle nous voit tel qu’on est vraiment, alors on doit être attiré par elle. Ce que Kate et August ont découvert, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’être attirés par une personne pour qu’elle compte à leurs yeux. Et pourtant, la littérature young adult nous dit souvent le contraire. Donc je voulais avoir un exemple d’histoire où la romance n’est pas le facteur le plus important.


LJ : Diriez-vous que vous écrivez de la fantasy ?

VES : Je suis sans conteste une autrice de fantasy, même si parfois les lecteurs n’associent pas mes romans avec ce genre, comme par exemple pour Addie Larue qui parle pourtant d’un pacte avec le Diable, ce qui est bien un élément fantastique. Cela est lié à cette image d’un monde totalement imaginaire qui caractérise la high fantasy, par exemple chez Tolkien. Pour moi la fantasy désigne plus généralement tout ce qui touche au fantastique, qu’il s’agisse d’un univers différent ou du nôtre. La fantasy qui se déroule dans notre monde m’intéresse particulièrement parce qu’enfant, je voulais croire que le monde était étrange et magique. Je m’éloigne de la fantasy seulement parce que les lecteurs pensent parfois qu’ils n’aiment pas la fantasy alors qu’en réalité ils n’aiment juste pas Le Seigneur des anneaux ou George R. R. Martin. Mais s’ils recherchent une forme de doute dans leur réalité, ils aimeront la fantasy que je veux leur écrire.

LJ : Vous considérez-vous comme une autrice de littérature young adult ?

VES : Je veux écrire des histoires qui dépassent les catégories particulières, comme avec Gallant qui a été classé en « tout public », ce qui est très rare. Depuis dix ans que je dédicace en salons et rencontre des lecteurs de tous âges et horizons, je vois bien que tout le monde peut éprouver le plaisir de lire mes livres à différents âges de la vie, en en tirant peut-être à chaque fois des expériences nouvelles. C’est pour éviter de limiter mon audience que j’essaye donc de sortir des cases, dans la mesure où par exemple Vicious plait autant aux jeunes de 10 ans que Cassidy Blake à des adultes de 80 !

LJ : Comment percevez-vous le rôle des métiers du livre dans la promotion de votre travail ?

VES : Je suis très reconnaissante envers les libraires, les bibliothécaires et les professeurs documentalistes d’être à l’avant-garde du lectorat. C’est vous qui mettez les livres entre les mains des lecteurs et qui cultivez l’amour de lire ! Il me semble très important d’entretenir ce goût dès le plus jeune âge, pour que la lecture ne soit pas assimilée par les enfants à une corvée. Une fois devenus adultes, lire risque sinon d’être perçu comme un devoir plutôt que comme un plaisir.

LJ : Comment l’adaptation sur Netflix de votre nouvelle First Kill s’est déroulée ?

VES : Lorsqu’on écrit un roman, on peut se comporter en démiurge parce qu’on choisit tout ce qui sera dans l’histoire. Pour une série, il y a forcément plusieurs dieux avec lesquels il faut aussi composer, et on est rarement le plus influent. Ce que j’adore derrière ce travail collectif c’est de voir les projets naître, mais j’apprécie moins le fait de ne pas être aux commandes d’un résultat qui porte mon nom. Quand ce dernier est écrit sur la couverture d’un livre, je sais que je me porte garante de chaque mot qui y sera contenu : il ne peut pas en être de même pour une adaptation audiovisuelle. Quand des gens viennent me demander pourquoi j’ai choisi telle musique pour telle scène, alors que je n’avais aucun pouvoir sur la réalisation, je dois m’expliquer sur des décisions créatives que je ne maîtrise pas. J’adore travailler avec les acteurs, et voir comment mes mots sont traduits à l’écran ; j’aime voir en vrai quelque chose qui existe dans ma tête. Mais au bout du compte, je suis écrivaine : je souhaite être capable de dicter exactement ce que vous entendrez de mon œuvre.

LJ : Comment travaillez-vous avec vos éditeurs ?

VES :  En France mon seul éditeur est Lumen, mais aux États-Unis je suis publiée en adulte chez Tor, en young adult chez Harper et en enfants chez Scholastic. À chaque fois le processus éditorial change. En général, j’écris d’abord un premier jet que j’envoie directement à mon éditeur, puis que je corrige au fur et à mesure. Mon éditeur et moi travaillerons sur le manuscrit pendant trois ou quatre phases, en commençant par les gros changements puis en finissant par les détails. La première révision du texte porte sur l’univers, la structure, l’intrigue. La seconde se concentrera sur les personnages, la dynamique et le rythme. La dernière révision touche aux phrases, pour que tout soit comme je le souhaite. Ce travail de correction prend environ un an, suivi de neuf mois avant que le livre soit publié. Durant cette collaboration, un éditeur ne nous oblige jamais à changer le texte, il nous conseille : à la fin, c’est toujours moi qui aie le dernier mot. J’écoute cependant attentivement mon éditeur parce que s’il souligne un défaut, pose une question ou fait une suggestion, c’est que quelque chose ne sonne pas bien et il y a des chances pour que cela ne sonne pas bien pour les lecteurs non plus. Donc je mets mon ego de côté, je prends un moment pour prendre du recul. En général, la solution proposée par l’éditeur n’est pas celle que j’utilise mais le fait qu’il pense qu’il y a un problème m’interpelle et je fais très attention à ça : j’entends qu’il y a un besoin de solutions, et j’apporte les miennes.

LJ : Quel lien avez-vous avec vos traducteurs ?

VES : En tant qu’auteur on a envie d’avoir le meilleur traducteur possible, ce qui demande parfois plusieurs noms pour trouver quelqu’un qui comprend vraiment votre voix. En France j’ai la chance d’avoir toujours été traduite par Sarah Dali qui a vraiment saisi ma manière d’écrire. Elle a compris la cadence de mes phrases et mon style. Je compte également sur les lecteurs pour qu’ils me disent si la traduction est bien faite ou non. Ce que j’entends souvent c’est que les gens aiment beaucoup ma version française. Cela veut dire que Sarah fait un bon travail. Si des lecteurs d’un pays m’indiquent qu’une traduction est selon eux mauvaise, je vais changer de traducteur parce que j’ai confiance en leur jugement de public bilingue : ils lisent en anglais original et dans la langue traduite donc ils sont les mieux placés pour me dire si la traduction est fidèle.

LJ : Quel message souhaiteriez-vous adresser à vos lecteurs français ?

VES : J’éprouve une immense gratitude envers mon public français. Je vis en Écosse la plupart du temps car c’est là que se trouve ma famille, mais la France est ma seconde maison. Chaque fois que je vais en France, et que je rencontre des lecteurs, je rentre chez moi en me sentant non seulement reconnaissante mais aussi excitée de rentrer à la maison et d’écrire plus.

Propos recueillis par Cassandra Buigues et Gwladys Choisnet, membres du comité de lecture

Déchirer le livre pour mieux le partager : la « lecture en arpentage »

Article de Valérie Jouhaud, professeure documentaliste. En partenariat avec l’A.P.D.E.N. (Association des Professeurs Documentalistes de l’Éducation Nationale)

Le dictionnaire Larousse nous apprend que le mot « arpenter » signifie « mesurer, parcourir à grands pas, marcher ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans la lecture en arpentage : lire un livre en le parcourant à grands pas, de long en large, afin d’en retirer sa substantifique moelle. Créée par les cercles ouvriers dans le cadre de l’éducation populaire, cette technique permet de prendre connaissance d’un ouvrage de façon collective en vue de son appropriation critique. Cet article imagine comment tirer parti d’une technique certes ancienne, mais plus qu’innovante pour des élèves en difficulté de lecture.

Les 7 étapes d’une méthode adaptée aux faibles lecteurs

1.Présentation au groupe, par l’animateur, du contexte du livre, de l’auteur, le la couverture…
2. Distribution de quelques pages de l’ouvrage à chaque participant. Cette étape fait toujours son effet lorsque l’animateur arrache devant l’assemblée les pages destinées à chacun. Certains y verront un sacrilège, d’autres une désacralisation de l’objet livre. Une petite provocation qui surprend toujours, mais qui n’est pas inintéressante ou anodine et qui éclaire réellement l’expression « partager le livre ».
3. Évocation des consignes de lecture : relever brièvement certaines informations (très variables en fonction du choix de l’ouvrage), par exemple par des post-it de couleurs.
4. Lecture individuelle et silencieuse des pages. Il faut prévoir la possibilité pour chaque lecteur de se détacher du groupe. Les CDI ou les bibliothèques sont particulièrement bien adaptés à la situation.
5. Le dévidoir : une étape rapide mais essentielle, lors de laquelle chacun peut s’exprimer sur sa perception de la méthode, sa lecture…
6. Restitution en grand groupe des informations lues et coconstruction du sens global du texte. Positionnement des post-it sur un ou des tableaux. Le rôle de l’animateur prend tout son sens à ce moment-là : en ayant déjà lu le livre, il organise les idées, il met en relation les éléments, il guide la restitution et encourage la réflexion collective.
7. Retour critique sur la méthode de lecture. À nouveau, chacun peut s’exprimer sur l’arpentage : avantages, inconvénients, prolongements possibles…

Expérience n°1 : surmonter l’épaisseur rédhibitoire d’un roman

Les élèves de cette classe de CAP Décoration sur Céramique (1re année) sont pour la plupart en difficulté de lecture. L’écrit leur fait peur car il révèle leurs problèmes avec la langue française. Cette classe participe à un prix littéraire académique, le prix Passerelle(s), pour lequel il faut lire 4 romans de littérature jeunesse. Selon les élèves, l’un des ouvrages de la sélection (La Proie de Philippe Arnaud) est trop épais avec ses 296 pages. Cette épaisseur, c’est le synonyme de trop d’efforts de lecture. D’une histoire dans laquelle on n’entrera pas, d’un livre que l’on n’ouvrira pas, d’une barrière que l’on ne franchira pas.

La lecture en arpentage est proposée pour les 150 premières pages de ce roman. La durée de la séance est liée à la quantité de pages à lire par les participants. Pour ces élèves en grande difficulté, nous avons décidé de consacrer une matinée entière (environ 3 heures) à l’expérience.
Présentation : 15 min / Lecture : 1h15 / Pause : 15 min / Restitution en grand groupe : 1h30
Les consignes de lecture sont les suivantes : il faudra relever les éléments qui permettent d’identifier …

  • les personnages (post-it rouge) : noms, pronom personnel, description…
  • les lieux (post-it vert) : villes, pays, maison, appartement, aéroport…
  • le temps (post-it jaune) : les dates, les descriptions d’objets qui peuvent évoquer une époque, le temps du récit, la conjugaison des verbes…
  • les actions (post-it blanc)
  • Il est bien précisé que chaque participant ne note que ce qu’il veut.

L’expérience a été concluante : nous sommes parvenus à construire ensemble l’histoire. La plupart des élèves ont apprécié. Certes, pour certains élèves, le temps de lecture reste trop long. Ils auraient préféré avoir moins de pages à lire. En outre, suite à la pause, certains ont des difficultés à se remettre au travail ; l’attention a été détournée. Cependant, tous les élèves ont lu et participé à la restitution, en échangeant et en partageant les informations trouvées. Certains ont demandé à lire la fin de l’histoire (ce qui était l’un des objectifs de départ !), d’autres ont appris à faire confiance à leurs propres intuitions. Cette expérience commune a créé une cohésion dans la classe et a montré aux élèves que l’écrit n’est pas inaccessible, et que l’effort de lecture n’est pas insurmontable.

Expérience n°2 : le choc de 18 professeurs documentalistes face à un livre déchiré

Pour ce groupe de 18 enseignants qui se connaissent bien et ont déjà collaboré, un roman de littérature jeunesse est choisi : Hippy Shakes d’Emmanuel Bourdier (148 p.). Nous y consacrons environ 2h30. Le livre est partagé en 18 parts égales de 8 à 9 pages par personne.

Certains sont assez choqués par l’étape de la déchirure et, contrairement aux élèves, ils expriment leur désaccord ! Nous pourrions bien sûr faire des photocopies des pages, mais finalement le gâchis ne serait-il pas plus grand ? Plus d’encre, plus de papier, pas de respect du droit d’auteur… Nous expliquons la démarche et insistons sur le fait que nous ne brûlons pas le livre, que nous conservons les pages, etc.
Le temps de lecture est de 45 minutes environ. Le dévidoir, contrairement aux élèves qui ont des difficultés à exprimer leur ressenti, est un temps de discussion très intense qu’il faut canaliser. Enfin, la phase de restitution est extrêmement riche : les post-it sont innombrables, les questions incessantes et la coconstruction du sens se fait très naturellement.
Pris par le temps, nous ne pouvons totalement terminer notre séance par l’étape du retour critique, mais les commentaires recueillis a posteriori montrent l’intérêt porté à cet atelier :« expérience jubilatoire », « enrichissante », « qualité des échanges », « une réelle dynamique de lecture »…
Plusieurs inconvénients sont relevés par les professeurs documentalistes. Déchirer un livre a un coût financier et un côté provocateur. La question du choix de l’ouvrage est également posée : tous les livres peuvent-ils servir de support à un arpentage ? Par ailleurs, l’animateur doit parfaitement connaître le texte. Enfin, l’expérience montre qu’il faut consacrer un temps long à cette pratique, ce qui est souvent peu compatible avec les horaires scolaires. L’arpentage, bien sûr, n’est donc pas une solution miraculeuse et unique aux problèmes de lecture…
En revanche, sont soulignés la force du collectif, l’appropriation de la connaissance par une méthode originale qui peut séduire les élèves ; la lecture partielle et dynamique qui peut donner envie de lire seul la fin du livre ou un autre livre ; l’investissement profond dans le texte et dans sa construction littéraire ; une plongée au cœur de la langue écrite, qui invite à construire du sens à partir des mots, de la grammaire, de la syntaxe, du vocabulaire, de l’implicite du langage ; la liaison entre l’écrit et l’oral grâce à la phase de restitution, considérée par les élèves et par enseignants comme « le meilleur moment ». C’est un temps d’échanges riche et plaisant, lors duquel chacun a besoin de la lecture de l’autre pour comprendre le texte dans sa totalité. L’expression orale y est particulièrement présente : questions, argumentation, explications, débats…
 

4 exemples et 4 conseils pour une séance d’arpentage réussie

Les manières de réaliser l’arpentage sont nombreuses et extrêmement variées. Tout dépend de la nature de l’ouvrage arpenté et de l’objectif de départ. Voici 4 exemples de possibilités pour adapter cette pratique selon les objectifs visés et les types de récits :

  • L’arpentage sur le début d’un roman (50 premières pages). Objectif : aider les élèves à démarrer la lecture. Fonctionne parfaitement avec des romans comme Le Père Goriot d’Honoré de Balzac.
  • L’arpentage sur une partie d’un roman. Objectif : faire imaginer une suite aux élèves dans le cadre d’un atelier d’écriture
  • L’arpentage sur la totalité du roman. Objectif : faire lire d’autres œuvres du même type.
  • L’arpentage sur la totalité d’un documentaire ou d’un essai, voire sur un corpus de textes. Objectif : s’informer sur un sujet, acquérir des connaissances.

Enfin, voici 4 conseils pour une séance d’arpentage réussie :

  • Il peut être préférable d’avoir participé soi-même à un arpentage avant de se lancer avec sa classe.
  • Bien choisir l’ouvrage en fonction de son public et de son objectif.
  • L’arpentage est un outil. Utilisé trop souvent, il devient artificiel et indigeste !
  • Le groupe idéal rassemble 5 à 15 personnes – plutôt une demi-classe, donc. Avec un groupe plus large, la phase de restitution est plus complexe à mener.
Par Valérie Jouhaud.

La culture informationnelle et les enjeux de l’éducation aux médias

Dans une société où l’information est omniprésente, que signifie le terme « culture informationnelle » ? pour les jeunes qui s’y confrontent en permanence, comment l’appréhender et quels sont les enjeux de l’éducation aux médias ? Marlène Loicq amorce des pistes de réflexion pour conclure le dossier sur les jeunes et l’info.

Marieke Mille : Que signifie la « culture informationnelle » ?

Marlène Loicq : Ce qui peut être perçu comme son pendant anglosaxon, l’« information literacy », prouve que le concept n’est pas nouveau, mais il émerge aujourd’hui car le contexte évolue. Largement, la culture informationnelle inclut l’ensemble des compétences attendues et nécessaires – comme identifier la pertinence des informations, les évaluer, les utiliser – dans une société de l’information. Le concept est employé distinctement mais de manière complémentaire : le monde des bibliothèques l’entend comme la maîtrise de l’information, le monde professionnel selon le principe que les usages de l’information servent une intelligence économique et enfin l’« aspect citoyen » car la survie des démocraties dépend en partie de la capacité des individus à prendre des décisions informées.

MM : Quel est l’intérêt d’une telle notion ?

ML : Elle permet de sortir du côté déterministe ressenti jusque-là. On se figure en effet souvent que les individus doivent « réagir » à cette société de l’information, alors qu’ils en sont les acteurs. La « culture de l’information » prend alors tout son sens parce que la notion de « culture » implique d’être acteur de son environnement. Parler de culture implique un aspect social au prisme duquel l’information se conçoit, se manipule et s’interprète, selon un ensemble de règles, de représentations et d’enjeux qu’il est nécessaire de comprendre. Le deuxième aspect, le plus important d’après moi, parce qu’il est structurant de la notion de culture, est la question du sens. Le sens recherché, produit et perçu, mobilise les utilisateurs. Les enjeux de la culture informationnelle sont de distinguer et de comprendre chacun de ces mécanismes.

Largement, la culture informationnelle inclut l’ensemble des compétences attendues et nécessaires – comme identifier la pertinence des informations, les évaluer, les utiliser – dans une société de l’information.

MM : Parle-t-on alors d’une culture informationnelle ou de cultures informationnelles ?

ML : Il existe un débat entre « cultures » et « culture » mais il renvoie à la complexité du concept même de Culture. Tout dépend encore une fois de la démarche. Le monde professionnel attend d’autres compétences que le monde pédagogique. Les approches bibliothécaire et citoyenne travaillent de plus en plus conjointement. La culture informationnelle se retrouverait ainsi davantage dans l’éducation aux médias (EAM) car elle permettrait de rapprocher l’information (comme actualité, données et même aujourd’hui, data) de la question du sens (déjà largement présente en EAM). Cela implique de conserver la dimension citoyenne historiquement liée à l’EAM, la maîtrise de l’information (EAI) portée par les bibliothécaires, dans ce qui, depuis 2007 est présenté comme l’Education aux médias et à l’information (EMI). Mais malheureusement, ça ne veut pas nécessairement dire qu’y sont systématiquement intégrés tous les aspects sociaux et culturels de la culture médiatique. Mais c’est tout un débat…

MM : L’émergence du terme est-elle corrélée au rapprochement du monde des bibliothèques et du monde citoyen ?

ML : C’est une très bonne question. Effectivement, il existe une possibilité que ce soit le cas, et ce n’est évidemment pas sans lien avec le numérique qui pousse ces mondes à davantage travailler ensemble. Internet propose des contenus très différents qui, auparavant, étaient distingués par supports. Cette convergence dans les pratiques se prolonge dans la collaboration entre les pédagogues et les éducateurs.

MM : Est-ce que les jeunes ont un rapport différent à la culture informationnelle par leur expertise réelle ou supposée ?

ML : Dans les discours sociaux (y compris ceux des professionnels), deux tendances assez extrêmes ont été véhiculées. La première, celle du tout naïf, prônée à l’apparition des médias et renforcée à la création de chaque nouveau média (on le voit bien avec internet, puis les réseaux sociaux) décrit les jeunes comme étant influençables et manipulables. Il faudrait alors les armer contre les médias. C’est faux, ils manipulent beaucoup de technologies, de supports et de contenus et ils ont quand même l’esprit critique. L’autre extrême est de penser que les jeunes sont experts, ce qui n’est pas forcément vrai non plus. Le maniement des outils n’induit pas forcément la capacité d’en comprendre les enjeux. Les adolescents peuvent produire des vidéos pour les poster en ligne, sans concevoir le fait de se mettre en scène, de créer un discours, de faire passer un message… Évidemment certains jeunes sont experts et d’autres naïfs, mais la grande majorité se situe entre deux, voire, fait cohabiter les deux.

Il faut décomplexifier un système médiatique qui se complexifie en évoluant, tout en tâchant de toujours rester au plus près des pratiques réelles des jeunes, sinon, cela perd tout son sens.

MM : Avez-vous des exemples ?

ML : Dans le cadre de l’enquête « Jeunes, numérique et télévision »1 Par Amandine Kervella, Elodie Kredens, Marlène Loicq et Florence Rio., nous avons interrogé 2600 jeunes âgés de 12 à 25 ans sur leurs pratiques numériques en lien avec la télévision. Nous sommes parties des discours des professionnels qui disent innover, capter le public jeune en allant sur leurs supports, en proposant de nouveaux formats, etc. Or il apparaît que dans la pratique, si les jeunes ont bien sûr un téléphone et regardent des contenus sur internet, ils ne sont pas majoritairement attirés par l’innovation de la télévision. Ils utilisent très peu les sites internet des chaînes ou la social tv, bien qu’ils aient un usage social de la télévision sur leurs propres réseaux par exemple2Voir Lecture Jeune n°153 « Cross-média transmédia », printemps 2015 (ndlr).. Les médias évoluent vite, de même que les pratiques, et il est important d’accompagner ces mutations par des réflexions qui elles aussi devraient évoluer… L’éducation aux média sera toujours en chantier. Il faut décomplexifier un système médiatique qui se complexifie en évoluant, tout en tâchant de toujours rester au plus près des pratiques réelles des jeunes, sinon, cela perd tout son sens.

MM : Dans son article, Anne Cordier mentionne que les jeunes souhaiteraient être accompagnés dans leurs recherches numériques, tout en pensant que les professionnels ne peuvent pas forcément leur apporter l’aide dont ils ont besoin.

ML : Depuis le début des années 2000, leur présumée expertise est tellement inscrite dans les discours sociaux, qu’elle s’imprime dans leurs déclarations sur leurs propres aptitudes. Anne Cordier évoque le fait que certains se revendiquent « geeks » et d’autres incompétents, pourtant, dans les faits ce n’est pas si manichéen. C’est intéressant de voir qu’ils ont intégré ces représentations extrêmes par rapport auxquelles ils cherchent à se situer. Certains maîtrisent le code sans être compétent dans la lecture critique d’un contenu de fiction ou, à l’inverse, ont des difficultés avec les outils informatiques, tout en sachant décrypter une image. La polarisation des compétences tend à créer ce discours sur soi. Les attentes d’un suivi sont évidentes, mais posent la question de la formation des personnels éducateurs, qui est essentielle. Nos cinq sens sont étendus par les médias, ne pas les maîtriser reviendrait à se couper de notre potentiel sensoriel. Nous avons la possibilité de vivre dans un monde très vaste et divers sans disposer forcément des clés pour en faire pleinement l’expérience. L’enjeu majeur de l’éducation aux médias commence à être intégré dans les discours politiques mais ils sont très en retard. La formation des médiateurs, qu’ils viennent du monde numérique, scolaire, de l’éducation populaire, des associations, doit leur donner la capacité d’accompagner les jeunes qui sont en contact permanent avec les médias et les utilisent dans tous les domaines.

Il ne faut pas seulement accompagner les jeunes pour leur apprendre à lire une image mais pour comprendre que le rapport à l’image est omniprésent dans la société et en souligner les enjeux.

MM : Les enjeux pour les jeunes seraient donc le développement de compétences à la fois spécifiques et transversales sur l’information dans les trois conceptions du terme qui sous-tendent la « culture informationnelle3Les bibliothèques, le monde professionnel et l’« aspect citoyen ». » et pas seulement sur la recherche documentaire ?

ML : Les compétences spécifiques de la littéracie médiatique, comme savoir décrypter une image, déconstruire une narration, comprendre les publics, comprendre le fonctionnement du multi supports, etc. sont identifiées par les professionnels et il existe des ressources pour les développer (largement issues des études sur les médias). Il est nécessaire de les envisager de manière transversale, parce que, quoi que l’on fasse, dans une pratique de loisirs, un cadre professionnel, social ou familial, nous sommes confrontés aux usages médiatiques. Les jeunes sont connectés mais aussi constamment en rapport avec le monde et notre rapport au monde est lui-même canalisé par l’utilisation des médias. Cette transversalité se retrouve partout dans notre quotidien. Il ne faut pas seulement accompagner les jeunes pour leur apprendre à lire une image mais pour comprendre que le rapport à l’image est omniprésent dans la société et en souligner les enjeux. Les compétences qu’on pourrait associer à l’éducation aux médias dépassent l’enjeu scolaire, elles sont une véritable façon de vivre.

Entretien avec Marlène Loicq, propos recueillis et mis en forme par Marieke Mille, article paru dans la revue Lecture Jeune n° 156 (hiver 2015)

Marlène Loicq

Marlène Loicq est docteur en Sciences de l’information et de la communication de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, et Ph. D en Communication publique de l’Université de Laval, au Québec. Présidente du Centre d’études sur les jeunes et les médias, ses travaux portent sur les pratiques médiatiques des jeunes et les accompagnements, les politiques publiques de l’éducation aux médias à l’international. Elle est spécialiste de l’éducation aux médias et de l’interculturalité.

Bibliographie de Marlène Loicq

  • « Les pratiques audiovisuelles des jeunes et les enjeux de l’éducation aux médias », Décadrages, Cinéma, à travers champs, n°30, 2016.
  • « Les pratiques télévisuelles des jeunes à l’heure du numérique : entre mutations et permanences », Études de Communication, Dossier thématique n°44, 2015.
  • « Politiques d’éducation aux médias et à l’information en France », rapport co-écrit avec Frau Meigs Divina et Boutin, Perrine dans le cadre du projet Media and information literacy policies in Europe/COST, 2014.
  • Rebillard, Franck ; Loicq, Marlène ; (dir.), Pluralisme de l’information et media diversity : un état des lieux international, De Boeck, 2013.
  • « Les médias, l’Autre et Moi. L’éducation aux médias comme terrain d’analyse et de pratiques de la relation à l’altérité », Communication, vol. 30, n°2, 2012.

Références

  • 1
    Par Amandine Kervella, Elodie Kredens, Marlène Loicq et Florence Rio.
  • 2
    Voir Lecture Jeune n°153 « Cross-média transmédia », printemps 2015 (ndlr).
  • 3
    Les bibliothèques, le monde professionnel et l’« aspect citoyen ».

Pourquoi les ados aiment tant les jeux vidéo

À l’âge où se construit l’identité, le jeu vidéo ouvre des possibilités quasi infinies. Un garçon peut s’incarner en fille, et inversement. Les pulsions violentes ou sexuelles peuvent y trouver une forme d’assouvissement. Et la victoire, lorsqu’elle survient, rehausse l’estime de soi.

Lecture Jeune : Pourquoi les adolescents jouent-ils aux jeux vidéo ?

Michael Stora : Premièrement, le jeu vidéo est par essence, « adolescence ». C’est une période de crise identitaire, liée à une transformation corporelle, et l’adolescent est tel un mutant. Le jeu vidéo lui permet, à travers la création d’un avatar, d’être une figure héroïque. Et dans la plupart des jeux vidéo, il y a ce qu’on appelle « la montée en puissance de l’avatar ». Par exemple, dans les mondes, comme World of Warcraft, la progression est possible avec des niveaux qui s’échelonnent de 1 à 70, et il y a une espèce de rituel initiatique que les adolescents s’approprient, dans cette progression.
Deuxièmement, à un âge où tout semble nous échapper, aussi bien psychiquement que corporellement, la main est une métaphore du « moi », qui fait que l’on a une emprise sur une image alors que la plupart du temps, ce rapport est inversé. Quand les adolescents jouent à un jeu vidéo, ils sont comme des marionnettistes qui manipulent l’avatar. Ils maîtrisent complètement leur image. Ainsi, on observe notamment que les garçons choisissent des avatars féminins, qu’ils maîtrisent et qu’ils peuvent manier à leur guise. Il y a l’idée d’un enjeu de contrôle avec la main sur la souris, qui peut toucher cette image. Le jeu vidéo met en effet en scène un conflit intrapsychique, que vit d’autant plus l’adolescent, entre ses pulsions, son corps et l’image et le jeu oblige l’adolescent à persévérer pour obtenir une valorisation, qui passe souvent par la victoire.
Troisièmement, beaucoup d’adolescents se sentent très coupables, de leurs pulsions sexuelles notamment, et le jeu vidéo va permettre de faire émerger les pulsions agressives. Et rappelons que le jeu a cette fonction, selon Winnicott1Selon Winnicott, le jeu a des vertus thérapeutiques. Le jeu permet une expression symbolique des angoisses. Il a une valeur de sublimation créatrice., d’être une mise en scène des pulsions agressives.

Quand les adolescents jouent à un jeu vidéo, ils sont comme des marionnettistes qui manipulent l’avatar. Ils maîtrisent complètement leur image

LJ : Comment s’effectue le processus d’identification par rapport au roman ?

MS : Il faut distinguer ici les identifications primaires des identifications secondaires. Dans une identification primaire, « je suis l’autre ». Le jeu vidéo fonctionne sur cette identification et sur l’idée que l’avatar est une coquille vide dans laquelle on se glisse. L’identification secondaire, c’est avoir des traits, des ressemblances, se projeter sur un personnage. Lorsqu’on lit un roman, c’est cette seconde identification qui se met en place. Il y a un travail supplémentaire qui est celui de l’abstraction, c’est-à-dire qu’on se représente la chose alors qu’elle n’est pas là, donc on est dans quelque chose de plus élaboré. Cela ne signifie pas que la lecture est à placer sur un niveau supérieur, la question n’est pas là. Mais les processus d’identification sont très différents.

LJ : Qu’en est-il alors de la narration ?

MS : En tout cas, pour ce qui est de la narration interne, cela peut être aussi riche. Dans un livre ou dans un film, on nous raconte une histoire. L’auteur est ouvertement présent, alors que dans un jeu vidéo, on donne l’illusion au joueur que c’est lui qui crée l’histoire. Le jeu vidéo propose des choix. Par contre, ce qui diffère et qui est intéressant, c’est le rapport aux personnages. Dans un livre, le héros combat un monstre, le lecteur peut arrêter l’histoire, alors que dans le cadre d’un jeu vidéo, le joueur qui est lui-même le héros, devra l’affronter.
En tout cas, dans les jeux vidéo, on se raconte des histoires et la narration est très riche, à l’inverse de ce que l’on croit. Je dirais que cette narration est présente même dans des jeux dits « hypnotiques » comme Tétris. Par exemple, « si j’arrive à aligner tant de cubes, il m’arrivera ça ». Les êtres humains sont plus forts que les jeux vidéo ; ils peuvent transformer les images qu’ils voient, tout comme les lettres qu’ils lisent. On oublie vite qu’il y a un tiers, à savoir le créateur du jeu vidéo, ce qui est en revanche plus visible dans un roman (même si, on peut dire qu’un très bon roman, c’est un livre où l’on oublie qu’il y a un auteur).

Alors que le jeu vidéo permet à un joueur de s’immerger dans la peau d’un personnage bien délimité, le livre a ce talent de permettre à l’imagination de galoper seule

Par conséquent, les rapports bénéfiques entre les deux médias sont évidents. Ils stimulent (de manière différente) l’imaginaire des enfants. Alors que le jeu vidéo permet à un joueur de s’immerger dans la peau d’un personnage bien délimité, le livre a ce talent de permettre à l’imagination de galoper seule, absence d’images oblige. Mais chacun à leur manière, le jeu et le livre permettent de s’immerger dans la recréation de mondes qui nécessitent d’être compris et analysés.

LJ : Qu’est-ce qui fait que les mondes virtuels peuvent devenir dangereux ?

MS : Dans 95 % des cas d’enfants qui présentent une dépendance aux jeux vidéo, on remarque que ce sont des enfants précoces et, de fait, les parents les traitent à tort comme des adultes. Ce sont des jeunes qui sont accrocs à la victoire, aux résultats rapides. On observe notamment, en classe de 4e, par rapport à l’idée de développement, qui correspond à ce stade de la scolarité (développement d’idées, d’arguments, etc.), une chute des notes qui entraîne une blessure narcissique, et l’enfant n’est plus alors dans la victoire. Dans ces jeux, il trouve finalement des résultats rapides, des victoires, et surtout, c’est un monde « sans fin », ce qui évite toute forme d’inquiétude ou d’angoisse. Il découvre dans ces mondes-là une manière de se soigner. L’addiction est une lutte anti-dépressive en quelque sorte. C’est un anti-dépresseur interactif et je pense qu’il est préférable de jouer, même si c’est excessif.

LJ : Pensez-vous que la pratique des jeux vidéo aide à avoir une meilleure estime de soi ?

MS : La pratique du jeu vidéo peut permettre d’avoir une meilleure image de soi car justement il met en scène ce combat entre pulsions et narcissisme. En effet, l’être humain a besoin de victoires. La plupart du temps, dans la journée on n’en a quasiment jamais et on va rechercher des sources de satisfaction diverses. Dans le jeu vidéo, quand on gagne, on a un sentiment de pouvoir bien réel, qui va nous habiter pendant un certain temps et on sera investi de cette victoire, donc plus fort. Bien sûr, cela ne remplace nullement une relation thérapeutique, mais il peut y avoir des points communs. Je pense que la réalité virtuelle et la réalité psychique présentent des similitudes.

Internet reste un moyen sain de jouer avec son corps et son identité, sans attaquer son corps

LJ : Peut-on avoir plusieurs identités grâce au virtuel et en jouer ?

MS : Oui, car on observe des adolescents qui ont plusieurs avatars, à l’image de leur état psychique, à un moment donné. On le voit notamment sur les blogs où certains expriment leur mal-être et parfois il s’agit d’un travestissement. Par exemple, une jeune fille avait un blog où elle tenait des propos suicidaires et, quand je l’ai contactée, elle m’a demandé de quel blog je parlais, puis elle m’a appris qu’il lui avait « rapporté 6 000 clics ». Il s’agissait en fait pour elle de « jouer » avec son identité pour se faire remarquer. C’est une juste revanche sur cette société ou le sensationnel rapporte. Elle avait besoin d’une reconnaissance virtuelle et d’une visibilité, rassurante.

LJ : Avant l’ère du jeu vidéo, comment les adolescents pouvaient-ils jouer de ces identités et mettre en scène leurs pulsions ?

MS : Il y avait une identification aux héros cinématographiques ou littéraires, mais les processus étaient différents. Avant, il y avait le quotidien, la réalité, mais il y avait peu de lieux de créativité alors que l’adolescence est un âge extrêmement créatif. C’est une période durant laquelle les jeunes ont besoin de mettre en scène leurs pulsions. À l’heure actuelle, où dans notre société ce qui est surinvesti c’est l’image de soi, Internet reste un moyen sain de jouer avec son corps et son identité, sans attaquer son corps, au sens propre.

LJ : Que doit-on finalement craindre des mondes virtuels ?

MS : Les espaces virtuels représentent pour de plus en plus d’individus un lieu de désinhibition. Il est possible ainsi de mettre à mal ce fameux « misérable tas de secrets » et, paradoxalement, de mettre en scène une dérive que l’on rencontre de plus en plus dans notre société, à savoir le « tout dire et le tout montrer ». Les adolescents ne font que jouer, voire montrer du doigt à travers leurs modes d’expression sur Internet, les failles qu’ils repèrent dans notre société. Ils réinventent une culture qui échappe à la plupart des parents et c’est tant mieux !

PROPOS RECUEILLIS ET MIS EN FORME PAR ANNE CLERC
ENTRETIEN PARU INITIALEMENT SOUS LE TITRE « IDENTITÉS ADOLESCENTES À L’ÉPREUVE DU VIRTUEL »
PUBLIÉ DANS LE N°126 DE LECTURE JEUNE, À L’HEURE DU VIRTUEL, JUIN 2008

Michael Stora

psychologue et psychanalyste
De formation de cinéaste, Michael Stora est devenu psychologue-psychanalyste. Il travaille comme psychologue clinicien pour enfants et adolescents au CMP de Pantin (93) où il a créé un atelier jeux vidéo. Il étudie depuis plusieurs années l’impact des jeux vidéo sur les enfants souffrant de troubles psychiques, mais aussi le lien interactif de l’homme à l’ordinateur et de ses conséquences sur les processus mentaux.

Références

  • 1
    Selon Winnicott, le jeu a des vertus thérapeutiques. Le jeu permet une expression symbolique des angoisses. Il a une valeur de sublimation créatrice.

Génération 3.0

L’inscription sur les réseaux sociaux est officiellement interdite aux moins de 13 ans. Mais les préadolescents savent parfaitement contourner les interdictions numériques et filtrer les contenus qu’ils montrent à leurs parents. Malgré cette maîtrise technique, les digital natives ne le sont qu’en partie : ils ont toujours besoin de la médiation des adultes.

Christelle Gombert : Pourquoi les préadolescents s’inscrivent-ils sur les réseaux sociaux avant l’âge de 13 ans, malgré les interdictions ?

Pascal Lardellier : Dès 11 ou 12 ans, bien des préadolescents sont déjà présents sur les réseaux sociaux. Dans la mesure où l’autorisation des parents n’est pas requise, il suffit de renseigner un faux âge. La transgression démultiplie la puissance symbolique de l’inscription sur les réseaux sociaux, qui représente un rite de passage à part entière au sens anthropologique du terme puisqu’elle marque un changement de statut : on devient vraiment actif numériquement. Être présent sur le réseau, c’est acquérir une visibilité en se mettant en scène, en s’exprimant sur de nombreux sujets, en faisant étalage de ses passions… C’est aussi entrer dans des communautés d’adoration et de détestation, en suivant certains YouTubeurs et via les commentaires à l’infini.

CG : Les réseaux permettent également de prolonger la socialisation au-delà de la présence physique.

PL : Dans Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité (Éd. Autrement, 2005), Dominique Pasquier expliquait que certains jeunes étaient ostracisés car ils n’étaient pas sur Facebook. Le livre a été publié lors des débuts de Facebook et, déjà, c’était un facteur d’évincement de la communauté scolaire. Tout simplement parce qu’après les cours, les jeunes se rendent sur le réseau pour y faire des commentaires et des blagues sur la journée passée. Des conflits, des discussions ont lieu par claviers interposés. Le lendemain, ceux qui n’y auront pas participé auront manqué tout un pan de la socialisation du groupe, ce qui les en exclut d’office.

Être présent sur le réseau, c’est acquérir une visibilité en se mettant en scène, en s’exprimant sur de nombreux sujets, en faisant étalage de ses passions

CG : À partir de quel support les préadolescents accèdent-ils à ces réseaux ? L’ordinateur – ou la tablette – familial est-il encore privilégié par les parents jusqu’à un certain âge ?

PL : Jusqu’au milieu des années 2000, l’ordinateur familial faisait office de juge de paix. C’était le seul moyen d’accès au web, ce qui permettait aux parents de vérifier les historiques de connexion. Il y avait également le problème du temps de connexion mensuel limité. La baisse providentielle des prix des forfaits a permis de multiplier les points d’accès à internet et d’augmenter le temps passé en ligne. Les ordinateurs portables, puis les smartphones et les tablettes, ont révolutionné les usages. Aujourd’hui, les enfants possèdent des terminaux personnels très tôt, et ne passent plus par l’ordinateur familial pour aller sur internet.

CG : Quel rôle la démocratisation du smartphone joue-t-elle dans l’accès précoce des enfants aux réseaux sociaux ?

PL : Le primo-équipement en smartphone est un marqueur symbolique qui initie le rite de passage : dès que l’on en possède un, l’accès à tous les réseaux sociaux devient possible. Le mot « enfant » vient du latin infans, « qui ne parle pas ». Dès lors qu’un préadolescent reçoit un téléphone mobile, il acquiert l’autonomie d’expression en pouvant appeler ses amis, leur envoyer des messages… Or l’âge du primo-équipement décroît d’année en année. Lorsque j’ai écrit Le Pouce et la souris en 2006, cet âge se situait autour de 14 ans ; aujourd’hui, ce serait plutôt 10 ans. Cela s’explique en partie par une très forte pression sociale qui pousse à la conformité. Une mère m’a raconté que sa fille était partie à l’étranger avec sa classe pour quelques jours ; la majorité des enfants avaient un téléphone qui leur permettait de raconter le voyage à leur famille, de rester en contact. Mais elle, ainsi que les rares parents qui n’avaient pas équipé leur enfant en smartphone, devait passer par la médiation des copains ou des professeurs, ce qui était ressenti comme une honte à la fois par les parents et par les élèves concernés.
On entre ici dans le domaine de la psychologie, mais il semble évident que le téléphone représente une sorte de cordon ombilical. Il permet aux parents de contrôler les faits et gestes de leur enfant afin de se rassurer constamment – et accessoirement devenir des taxis, que les ados appellent à tout propos !

Facebook a été ringardisé par Twitter, YouTube, Pinterest, Instagram, Whatsapp ou encore Snapchat. C’est surtout ce dernier qui est plébiscité par l’ensemble des adolescents actuellement. Mais demain, il sera à son tour rendu désuet par d’autres

CG : C’est tout le paradoxe du smartphone : il permet de contrôler davantage ce que fait l’enfant, tout en lui donnant accès à des contenus incontrôlables. Les parents sont-ils généralement au fait de l’inscription de leur enfant à un réseau social ?

PL : Dans la plupart des cas, ils ne l’apprennent que par inadvertance – en apercevant l’écran bleu de Facebook lorsqu’ils passent derrière l’adolescent – ou lorsqu’un problème survient – parce que l’enfant a commenté sans y prendre garde des contenus pornographiques ou djihadistes, par exemple. C’est parfois la grande sœur ou le grand frère qui alarme les parents, car si l’aîné commence par être dans la connivence quant à la présence du benjamin sur le réseau, il se sent aussi responsable à certains égards. Cela permet non seulement de se dédouaner quant à ses propres comportements sur internet, mais aussi d’adopter une posture valorisante d’adulte qui va contrôler et protéger.

CG : Quels réseaux sociaux les préadolescents privilégient-ils ?

PL : Les nouvelles places to be numériques évoluent constamment. Facebook a été ringardisé par Twitter, YouTube, Pinterest, Instagram, Whatsapp ou encore Snapchat. C’est surtout ce dernier qui est plébiscité par l’ensemble des adolescents actuellement. Mais demain, il sera à son tour rendu désuet par d’autres…

CG : Est-ce dû à l’arrivée des parents sur le réseau ?

PL : En effet, les jeunes recherchent une clôture adolescente pour se construire une identité en même temps qu’une communauté. Il y a quelques années, on parlait verlan, on appartenait à une bande, on était fan d’un groupe de musique ; aujourd’hui, on s’inscrit sur un réseau social donné. Bien sûr, quand un jeune voit que ses parents s’inscrivent, il quitte le réseau pour aller chercher une « île » plus confidentielle.

Les digital natives sont un mythe dès lors qu’on parle de pratiques scolaires et pédagogiques

CG : Si les parents s’inscrivent sur les réseaux, c’est souvent pour vérifier que leur enfant ne s’y met pas en danger et ne compromet pas son intimité. Cette peur est-elle fondée ?

PL : La maîtrise des paramètres de confidentialité dépend de l’âge et de l’ancienneté sur le réseau. Néanmoins, les usages se sont sédentarisés. Au début des années 2010, la peur des parents que leurs enfants soient approchés par des prédateurs sexuels sur internet était très forte. Aujourd’hui, les jeunes ont acquis une certaine sagesse dans leurs usages et savent très rapidement quels en sont les dangers – notamment car cela a été une grande cause nationale, soutenue par des campagnes publicitaires importantes. Les parents comme les enfants sont donc de plus en plus prudents. Par ailleurs, il suffit de le constater : la plupart des adolescents savent filtrer ce qu’ils montrent ou non à leurs parents sur Facebook… ce qui prouve qu’ils maîtrisent très bien les paramètres de confidentialité !

CG : Pour autant, cette maîtrise technique fait-elle des adolescents des digital natives ?

PL : Je considère que les digital natives sont un mythe dès lors qu’on parle de pratiques scolaires et pédagogiques. Imaginer, comme Michel Serres1M. Serres, Petite Poucette, Le Pommier, 2012., que fournir une tablette à un jeune lui donnera envie de se cultiver toute la journée, grâce à son appétence naturelle pour la culture, me paraît irréaliste. Donnez des tablettes à des préadolescents : ils vont regarder et commenter des vidéos sur YouTube, mais ils n’iront certainement pas d’eux-mêmes visiter la dernière exposition virtuelle du Louvre…
Les adolescents maîtrisent la technique : ils savent manipuler par mimétisme, par imprégnation et par apprentissage entre pairs. Ce ne sont ni leurs parents, ni leurs enseignants, ni leurs bibliothécaires qui leur ont appris quoi que ce soit. Mais nous ne sommes pas inutiles, au contraire ! Notre rôle est simplement ailleurs. Il nous faut leur enseigner la dialectique numérique, soit l’art de penser à l’ère des réseaux numériques (je développe ce concept dans Génération 3.0). Nous devons leur apprendre à faire une recherche documentaire intelligente, à ne pas copier-coller Wikipédia bêtement, à hiérarchiser les sources, problématiser les sujets et vérifier les données. C’est un sacré challenge pédagogique, culturel et même citoyen, pour les parents. Alors que l’élection présidentielle approche, il faut repenser la « société numérique », et faire des TIC des ponts entre les générations, plutôt que des portes qui enferment chaque communauté derrière sa clôture.

PROPOS RECUEILLIS ET MIS EN FORME PAR CHRISTELLE GOMBERT
ARTICLE PARU DANS LA REVUE LECTURE JEUNE N° 161, LES PRÉADOLESCENTS, PRINTEMPS 2017

Pascal Lardellier

professeur en sciences de l’information et de la communication

Professeur à l’Université de Bourgogne Franche-Comté (UBFC), Pascal Lardellier est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages. Sur la question des adolescents et des TIC, il a publié Le Pouce et la souris. Enquête sur la culture numérique des ados (Fayard, 2006). Son ouvrage Génération 3.0. Enfants et ados à l’ère des cultures numérisées (Éd. EMS, 2016) est une suite actualisée de cette longue enquête interrogeant le rapport des jeunes à la culture, notamment numérique.

Références

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    M. Serres, Petite Poucette, Le Pommier, 2012.

Tom et Nathan Lévêque, auteurs d’un guide de littérature ado

Jumeaux passionnés de littérature jeunesse, Tom et Nathan Lévêque publient en 2020 un guide de littérature ado intitulé En quête d’un grand peut-être. Blogueurs depuis 10 ans sur « La Voix du livre » et « Le Cahier de lecture de Nathan », Booktubers, fondateur – pour Tom – du prix littéraire La Voix des blogs, les deux frères ajoutent en 2020 une corde à leur arc avec ce livre alliant réflexion, conseils de lecture et exploration des littératures adolescentes.

Christelle Gombert : Vous venez d’annoncer le lancement prochain d’un guide de littérature ado. Quelle est la genèse de ce projet ?

Tom Lévêque : Nos blogs ont dix ans cette année. Nous avons voulu fêter cet anniversaire avec un projet dans la continuité de notre engagement en tant que blogueurs littéraires. Comme nous défendons en particulier la littérature ado depuis des années, c’est là-dessus que nous avons construit notre projet. Pour nous, c’est une manière de créer l’ouvrage que nous aurions voulu lire en tant que passionnés, mais aussi en tant qu’étudiants, et en tant que professionnels du livre aujourd’hui. Un livre qui propose une somme sur ce qu’est cette littérature encore souvent décriée, aujourd’hui en France, pour en montrer la richesse et la légitimité.

Christelle Gombert : Que contiendra le livre ?

Nathan Lévêque :  La littérature ado y sera abordée d’un point de vue théorique, avec des articles de fond. Nous envisageons ce livre comme un ouvrage de référence sur le genre. Une partie historique replacera le genre dans son contexte, avant de procéder à une cartographie de la littérature ado : ses grands thèmes, son lectorat, la façon dont on la prescrit. Nous voulons guider nos lecteurs dans l’exploration du genre.

Tom Lévêque : C’est une littérature qui soulève beaucoup de questions. Comment la définir ? Existe-t-il une limite claire entre littérature ado et young adult ? Entre littérature jeunesse et ado ? Dans quelle catégorie classer des titres comme Tobie Lolness ou Brexit Romance ? Nous proposerons des réflexions approfondies sur ces sujets, sans prétendre y apporter des réponses universelles et définitives.

Nathan Lévêque : Nous avons déjà écrit de nombreux articles sur nos blogs, ainsi que plusieurs mémoires de recherche au fil de nos études, qui vont nous servir de point de départ – même si tous les articles du livre seront inédits. En plus de nos réflexions personnelles, nous nous appuyons aussi sur des ouvrages de référence, des revues comme Lecture Jeune, mais aussi des articles de blogs comme celui de Clémentine Beauvais, qui est enseignante-chercheuse en littérature de jeunesse, ou encore des entretiens avec des professionnels. Nous donnerons aussi à voir les acteurs de ce monde littéraire avec des portraits d’auteurs, d’éditeurs, de libraires, de bibliothécaires, etc.

Christelle Gombert : Allez-vous proposer des recommandations de lecture, des titres phares du genre ?

Nathan Lévêque : Oui ; même si nous apportons des éléments théoriques, nous voulons permettre à nos lecteurs de se repérer concrètement dans l’offre éditoriale. Nous proposerons quelques coups de cœur personnels, mais nous publierons également une sélection d’une centaine de livres incontournables de littérature ado, en cours de construction, à l’aide de professionnels et de la blogueuse et autrice Julia Thévenot, du blog « Allez vous faire lire ».

Tom Lévêque : Aujourd’hui, pour se repérer dans l’offre, il faut arpenter les milliers de chroniques de Ricochet, de Babelio ou de la revue Lecture Jeune. Notre objectif est de proposer un repérage simple et relativement objectif pour découvrir cette littérature. Avec ces « incontournables », cependant, le but n’est pas de donner les coups de cœur des professionnels. Il s’agit de dresser un panorama des titres qui ont marqué durablement le genre et fait figure de points d’étape dans sa construction. Hunger Games, par exemple, devrait donc y figurer même s’il est peu probable que beaucoup de professionnels le classent dans leurs « coups de cœur ».

Christelle Gombert : En plus des articles, des réflexions de fond et de cette liste d’« incontournables », vous annoncez aussi quelques surprises littéraires…

Tom Lévêque : En guise de respirations et d’explorations, dix nouvelles inédites offriront des incursions littéraires pour expérimenter ce que peut être la littérature ado aujourd’hui. Nous publierons des textes de Clémentine Beauvais, Timothée de Fombelle, Julia Thévenot, Anne-Laure Bondoux, Marie Desplechin, Carina Rozenfeld, Thomas Scotto, Stéphane Servant, Anne-Fleur Multon et Flore Vesco. La couverture est illustrée par Tom Haugomat.

Christelle Gombert : Le thème qui guidera les auteurs des dix nouvelles se trouve dans le titre du guide : En quête d’un grand peut-être. D’où vient ce titre ?

Nathan Lévêque : Dans le roman Qui es-tu Alaska ?, de John Green, le héros collectionne les dernières phrases que les personnalités célèbres ont prononcées avant leur mort. Lorsqu’il décide de quitter la maison familiale, il justifie son départ ainsi : « François Rabelais, le poète, a dit sur son lit de mort : “Je pars en quête d’un Grand Peut-Être.” Voilà ma raison. Je ne veux pas attendre d’être mort pour partir en quête d’un Grand Peut-Être ». Pour nous, cette citation évoque parfaitement l’adolescence, ses incertitudes, ses doutes, mais aussi toutes les possibilités qui s’ouvrent à cette âge.

Christelle Gombert : À qui ce livre s’adresse-t-il ?

Tom Lévêque : À tous les passionnés du genre, et en particulier aux professionnels du livre : bibliothécaires, professeurs-documentalistes, libraires, étudiants, etc. D’ailleurs, des étudiants nous ont déjà écrit car ils veulent s’en servir pour écrire leur mémoire… ou parce qu’ils auraient aimé l’avoir entre les mains pour leurs précédents travaux !

Christelle Gombert : Comment et à partir de quand sera-t-il possible se procurer l’ouvrage ?

Nathan Lévêque : Nous lançons du 5 mars au 7 avril 2020 une campagne de financement participatif sur Kiss Kiss Bank Bank. Pour se procurer le guide, il suffit de le précommander en participant à la cagnotte à hauteur de 20€, ce qui correspond au prix du livre. On peut donner davantage en échange de contreparties plus importantes (poster, dédicaces d’auteurs, masterclass, etc.). Il est aussi possible pour les libraires d’acheter des exemplaires avec la remise habituelle ; il suffit de nous contacter par mail à contact@ungrandpeutetre.com. Le livre sera livré aux acheteurs – et donc disponible dans les librairies qui l’auront commandé – en novembre, pour l’édition 2020 du Salon du Livre et de la Presse Jeunesse de Montreuil.

Christelle Gombert : Vous publiez ce livre à l’occasion des 10 ans de vos blogs. Quel regard posez-vous sur votre parcours, de passionnés de lecture à professionnels du livre, en passant par les blogs et par YouTube ?

Nathan Lévêque : Notre parcours s’est construit avec un mélange de détermination et de hasards. Quand nous avons créé nos blogs, il y a 10 ans, c’était par simple plaisir de partager nos lectures. Nous n’imaginions pas du tout ce qui allait en découler. Les blogs nous ont ouvert les portes de stages dans des maisons d’édition, de nouer des relations avec des auteurs. Puis nous avons eu envie d’aller plus loin en poursuivant des études dans ce domaine, et en devenant professionnels du livre. Jusqu’à la publication de ce livre aujourd’hui… Ce livre nous permet de faire la synthèse de ce parcours, et de l’engagement que nous avons développé pour la littérature ado au fil des années. Nous sommes engagés pour une rémunération plus juste des auteurs, notamment ; nous concevons aussi le livre de la manière la plus écologique possible. L’ouvrage se situe dans la continuité de ces engagements et il portera notre patte, tout en s’inscrivant dans une démarche d’objectivation.

Tom Lévêque : C’est pour toutes ces raisons que nous avons décidé de publier le livre de manière indépendante. Cela nous permet de choisir les idées, les mots, les démarches techniques de façon parfaitement libre. En plus d’avoir voulu une certaine cohérence avec l’indépendance qu’on a construite en dix années de blog, c’était aussi une manière de se lancer un défi professionnel de taille : publier un livre et, de ce fait, créer une maison d’édition pour pouvoir l’accueillir. Ce livre est pour nous un point d’étape, la fin d’un chapitre. Il marque un basculement entre le monde du blog et le monde professionnel.

 Christelle Gombert : Cela signifie-t-il que vous abandonnez les blogs et YouTube ?

Nathan Lévêque : Pas pour moi ! À mes yeux, le livre vient compléter le blog, la chaîne YouTube, mon poste en marketing chez Babelio, mes chroniques pour l’émission de radio La Bouquinerie Jeunesse, mes vidéos pour Ricochet, mes interventions en salons du livre… Ma chaîne YouTube est la vitrine de toutes ces activités, que je considère comme un tout.

Tom Lévêque : Pour ma part, je n’abandonne pas le blog, mais il va passer au second plan. Il a animé ma vie et mes projets pendant 10 ans ; désormais, mon travail d’éditeur chez Sarbacane, ce guide de littérature ado et mes projets d’écriture personnels vont prendre le pas sur le reste. Ce projet est aussi un véritable engagement pour les blogueurs. Ce n’est pas parce que nous faisons un travail sur internet, ou en dehors de nos métiers, que ce que nous produisons à une moindre valeur. Le statut de blogueur est encore souvent regardé de haut ; je crois pourtant que la place qu’il a acquise dans le paysage littéraire, différente et complémentaire par rapport à d’autres points de vue, est bel et bien légitime.

Du 5 au 7 avril 2020, il est possible de précommander l’ouvrage en participant à la campagne de financement du livre

Photo © Émilie Crépet

Tom et Nathan Lévêque
Les jumeaux Tom et Nathan Lévêque sont tombés dans la marmite de la littérature jeunesse quand ils étaient petits. En 2010, ils ouvrent chacun un blog littéraire, « La Voix du Livre » et « Le cahier de lecture de Nathan », une chaîne YouTube du même nom pour Nathan et une autre pour Tom (« Boîtamo »). Ils sont aujourd’hui tous deux professionnels du livre et de l’édition jeunesse : Tom chez Sarbacane, et Nathan pour Babelio.com.


Les comics, symboles de leur temps ?

Les comics semblent être à la mode dans les rayons des librairies. Si elle n’atteint pas les mêmes chiffres de vente que les mangas, la bande dessinée américaine a le vent en poupe : longtemps perçus comme une sous-culture, les comics sont désormais intégrés aux catalogues des éditeurs et aux rayons des librairies. Xavier Fournier revient sur l’histoire du genre et présente les séries incontournables.

Outre les nouveautés, les éditeurs ont tout un patrimoine à exploiter alors que les super-héros se déclinent sur de nouveaux supports : films, jeux vidéo, produits dérivés, etc. Si la mode des personnages aux pouvoirs extraordinaires a été lancée au cinéma dans les années 801Superman, apparu en juin 1938 dans le n°1 d’Action comics – édité par DC Comics – est considéré comme le premier super-héros au sens moderne du terme. Superman fut traduit en France dès 1939 dans la revue Aventures sous le nom assez curieux de Yordi. Voir à ce propos, De Superman au Surhomme, Umberto Eco, Grasset, 1993. avec Batman, réalisé par Tim Burton, les années 2000 ont vu de nombreux succès comme X-Men de Bryan Singer ou encore Spider-Man de Sam Raimi. Bénéficiant désormais des moyens techniques numériques pour restituer les aspects spectaculaires des comics, les films se succèdent à l’écran, tout comme les parodies du genre. Ainsi, Les Indestructibles2Les Indestructibles est un film d’animation réalisé par les studios Pixar en 2004. présente des surhommes contraints à la retraite, menant une existence d’Américains moyens avant de reprendre du service. Les figures de super-héros sont transposées sur de multiples supports et connaissent de nombreuses variations, associant les comics à un genre populaire et à une industrie culturelle où les logiques marketing dominent. Nombre de lecteurs méconnaissent cette production. D’autres, potentiellement intéressés, peuvent être effrayés par l’ampleur des séries qui, dans certains cas, comptent des centaines d’épisodes. Les comics, en France, seraient-ils l’apanage de lecteurs passionnés par les combats sans fin de leurs surhommes préférés ?

Aux origines des comics

Le terme « comics » fait référence aux origines de la bande dessinée, initialement publiée dans les journaux quotidiens à la fin du XIXe siècle.

Ces comic strips3Comic strip : aux États-Unis, bandes dessinées paraissant dans la presse quotidienne. En semaine, elles se composent d’une seule bande en noir et blanc (daily strip), tandis qu’elles bénéficient le dimanche d’un espace plus important, en couleurs (Sunday page). On distingue en outre les strips racontant des histoires à suivre (continuity strip) et ceux proposant chaque jour un gag indépendant (stop comic ou gag-aday strip). Voir, à ce sujet, le site de la Cité Internationale de la BD et de l’Image (http://www.citebd.org). s’adressaient à toute la famille.
Citons ainsi le Yellow Kid (1895) de Richard F. Outcault qui a la particularité d’être à l’image du public visé : un enfant en bas âge.

De la même manière qu’on trouvait des recettes de cuisine ou des conseils sur la mode, les éditeurs s’assurèrent de proposer un contenu pour les plus jeunes. D’où l’apparition de pages illustrées généralement humoristiques, donc « comiques ». Mais très vite les genres qui étaient représentés se diversifièrent, donnant naissance à des enquêtes policières (Dick Tracy4Dick Tracy, de Chester Gould, lancé en 1931 aux États-Unis, traduit en France dès 1938 dans le Journal de Toto, réimprimé depuis sous forme de recueils chez Futuropolis.,
des histoires d’espionnage (Agent secret X9Agent secret X9, Dashiel Hammett et Alex Raymond, 1934, disponible en France chez Denoël Graphic.[/mfn], des récits de cape et d’épée (Prince Valiant5Prince Valiant, Hal Foster, 1937, paru en recueil chez Zenda et à paraître chez Soleil. ou encore des héros de science-fiction (Buck Rogers, Flash Gordon6Flash Gordon, Alex Raymond, 1934, a d’abord été traduit en France – à partir de 1936 dans le journal Robinson – sous le nom de Guy l’Éclair, et récemment réimprimé en recueil aux éditions Soleil.…), des magiciens (Mandrake7Mandrake, Lee Falk, 1934, actuellement réédité chez Clair de Lune.) ou même l’ancêtre des super-héros, Le Fantôme8The Phantom, Lee Falk, 1936, réimprimé en recueils par Futuropolis. (être masqué faisant régner la justice dans la jungle du Bengale). Il faut d’emblée souligner la nature intermédiale de certains de ces personnages : c’est le cas de L’Agent Secret X9 dont le scénariste originel était Dashiell Hammett, auteur du roman policier Le Faucon Maltais ; le futuriste Buck Rogers9Buck Rogers au vingt-cinquième siècle, de Philip Nowlan et Dick Calkins, publié à l’origine en 1929 dans la presse américaine, édité en France par Horay, en 1992. vient lui aussi de l’univers du roman puisqu’il s’agit d’une adaptation d’une nouvelle de science-fiction (Armageddon 2419 A.D, de Philip Francis Nowlan). Enfin Prince Valiant, créé par Hal Foster, évoque l’époque de la Table Ronde. L’éventail d’histoires et d’ambiances fut donc d’emblée très large et donna le ton des comics qui surent croiser les genres et s’inspirer de différentes sources littéraires.

Les comics, miroir de la société

Si les comics évoluèrent pour devenir des fascicules à part entière10comic book : aux États-Unis, le comic book est un fascicule de format 17x 26 cm, comprenant en principe 32 pages. De périodicité régulière, il propose des histoires complètes ou à suivre, et se spécialise souvent dans un genre (science-fiction, super-héros, aventure, humour…)., ils ont conservé une nature poreuse, une faculté à absorber l’actualité et la transposer dans les planches. Cet aspect existe dans la bande dessinée européenne mais la réactivité des comics est bien plus avancée. Ainsi, le Prince Valiant, bien que vivant au temps du Roi Arthur, affronta les Huns en 1939 dans des épisodes qui faisaient écho à la progression des nazis en Europe. Les comics devinrent de véritables paraboles et c’est dans ce contexte qu’il faut considérer l’apparition en masse des super-héros dans le sillage de Superman (lancé en 1938), comme des symboles des aspirations de l’époque.

Si les comics évoluèrent pour devenir des fascicules à part entière, ils ont conservé une nature poreuse, une faculté à absorber l’actualité et la transposer dans les planches 

Par conséquent, les histoires s’adressaient à un public en âge de saisir les références et les transpositions. Quand le monde entre en guerre ou quand une crise économique survient, les comics l’évoquent. Quelques semaines à peine après les attentats du 11 septembre 2001, un épisode de SpiderMan11Amazing Spider-Man vol. 2 n° 36, J. Michael Straczynski et John Romita Jr., 2001, traduit en France dans Spider-Man n° 31, Panini Comics (août 2002). relatait déjà les événements. Aujourd’hui il existe clairement un clivage entre deux populations de lecteurs. La plus large est constituée de trentenaires, voire quadragénaires, qui continuent de suivre des héros découverts dans leur enfance. Mais avec la vague de films consacrés à des super-héros durant cette dernière décennie, les jeunes adultes (15-25 ans) s’emparent à leur tour des comics. Sans doute n’est-ce pas totalement un hasard si, dans le même temps, les éditeurs ont souhaité rajeunir leurs héros et les rendre plus identifiables pour un nouveau lectorat.

Quand les super-héros s’emparent du cinéma

Par où commencer pour s’initier aux comics ? Ce ne sont pas les portes d’entrées qui manquent. La plupart des lecteurs ont « pris le train en marche » (c’est-à-dire en tombant au hasard sur un épisode), ce qui est moins difficile qu’on ne pourrait le croire.

Les aventures de Batman, comme d’autres, sont assez simples à intégrer car les bases du mythe ont été rendues populaires par les nombreuses adaptations sur grand écran et en dessins animés. Cependant, les succès cinématographiques ne garantissent pas celui des comics. Des films comme Men in Black ou Blade n’ont pas généré de ventes importantes des bandes dessinées dont ils sont inspirés. Là encore, ce sont les attributs des personnages qui sont exploités et qui sont consacrés par le cinéma. Figures archétypales ou stéréotypées (nature surhumaine, double identité, port d’un costume distinctif), ces individus possèdent des caractéristiques qui semblent les rendre intemporels et indémodables. Peut-être cet écart peut-il s’expliquer notamment par la profusion de strips qui font la joie de l’initié mais perdent le novice ? En effet l’abondance de numéros (la série Amazing Spider-Man, qui n’est qu’un des multiples titres où évolue l’homme-araignée, arrivera à son 700e épisode en fin d’année !) peut être intimidante pour le profane. Aussi peut-il être utile de rappeler qu’il n’est pas nécessaire de connaître la bibliographie d’un héros si on s’oriente vers des séries très typées. Ainsi le scénariste Ed Brubaker, très influencé par les romans (et les films) noirs donne une ambiance cohérente à la plupart de ses projets : Criminal12Criminal, Ed Brubaker et Sean Phillips, 2006, Delcourt. par exemple ou sa reprise de Captain America13Captain America est un personnage apparu en 1941. La série est relancée en 2005 par Ed Brubaker, Michael Lark et Steve Epting, elle est éditée par Panini Comics sous le titre Captain America, la Légende Vivante., dont il scénarise les aventures depuis plusieurs années n’impose pas d’avoir lu au préalable les 300 épisodes de la série, la tonalité l’emportant sur le reste.

Diffusion et distribution

En France, le marché est réparti entre les kiosques et les librairies. L’éditeur Panini Comics détient la licence des super-

héros Marvel (Spider-Man, les X-Men…) tandis que ceux de DC (Batman, Superman) sont traduits par un nouvel acteur du marché, Urban Comics. Delcourt publie avec un succès retentissant la série Walking Dead14Walking Dead, Robert Kirkman, Tony Moore et Charlie Adlard, 2003, Delcourt. mais aussi beaucoup d’autres titres comme les aventures du démoniaque Hellboy15Hellboy, Mike Mignola, depuis 1993, Delcourt., mêlant horreur et humour. D’autres éditeurs encore sont présents sur ce marché. On peut citer de manière non exhaustive Ankama, Atlantic Bd, Délirium, French Eyes, Glénat Comics, venus rejoindre les éditions Akileos, Canto, Emmanuel Proust, Kymera, Rackham, Soleil ou Vertige Graphic. Pour qui voudrait se replonger dans les sagas initiales, les éditeurs ne manquent pas de proposer des réimpressions chronologiques. Panini a ainsi tout un programme d’intégrales classées par année16Par exemple les dizaines de tomes de Spider-Man : L’intégrale permettent de retrouver toute la carrière du super-héros de 1962 aux années 80 sans interruption.. Delcourt propose sous un format du même genre toutes les aventures du très faustien Spawn(17Spawn, Todd Mc Farlane, 1992. tandis que l’éditeur Urban Comics publie un épais album, DC Anthologie (2012), qui revisite de nombreux épisodes classiques. Sans doute ces rétrospectives répondent-elles aux besoins d’un lecteur déjà sensibilisé. Pour autant, les différents éditeurs prennent soin de remettre périodiquement à jour les origines de leurs principaux héros, qui forment autant de points d’entrée pour les néophytes. Partant du principe que rien ne se démode plus vite que la jeunesse, Marvel a également considéré en 2000 qu’il fallait « moderniser » les aventures de Spider-Man pour convaincre de nouveaux lecteurs. Tout en continuant la publication des aventures de l’homme-araignée, l’éditeur a alors lancé la série Ultimate Spider-Man18Ultimate Spider-Man, Brian Michael Bendis et Mark Bagley, depuis 2000, Panini., une réinvention contemporaine, une sorte d’univers parallèle dans lequel Peter Parker (alter-ego du super-héros) est bien un adolescent du XXIe siècle. Le succès de Spider-Man ne repose pas uniquement sur les super- pouvoirs du jeune homme. Peter Parker possède les caractéristiques du « héros imparfait » auquel les jeunes adolescents peuvent s’identifier et qu’il convient de remettre à jour régulièrement afin qu’il reste en phase avec la jeunesse.

Les enjeux du numérique

Les comics disposent d’une chaîne de diffusion et de distribution relativement différente de la bande dessinée franco-belge. Aux Etats-Unis, ils ont longtemps été vendus en kiosques mais depuis les années 80, des boutiques spécialisées (les comic shops) vendent l’essentiel de la production.

Par définition, ces enseignes s’adressent à un public de connaisseurs qui lit et collectionne les comics. Ce réseau ne favorise pas l’élargissement du lectorat. En France, les périodiques proposant des comics sont disponibles dans le réseau de la presse (kiosques) et sont vendus dans des librairies généralistes, où l’on peut encore fortuitement découvrir ces albums. Aussi, l’émergence du genre en version numérique est-elle un enjeu plus stratégique aux États-Unis où il s’agit de rétablir le contact avec le grand public (bien que pour l’heure, d’après les responsables de Marvel et DC, les ventes numériques plafonneraient à 10 %, et ce, pour les titres les plus porteurs). En France, l’impact du numérique est moindre. Le public, collectionneur, est attaché au format papier et aux séries qui composent sa bibliothèque.

La diversité des thématiques abordées peut constituer un large choix pour un public adolescent et jeune adulte adepte de séries et d’univers transmédiatiques.

Les tendances du comics

Outre les allusions aux romans d’espionnage ou aux policiers, le mort-vivant est un thème très représenté ces dernières années, surtout depuis que le scénariste Robert Kirkman l’a relancé en produisant Marvel Zombies19Marvel Zombies, Robert Kirkman et Sean Phillips, 2006, Panini. et surtout Walking Dead, un véritable phénomène éditorial : plus de 200 000 exemplaires du seul premier tome se sont écoulés aux États-Unis, dans un marché de la bande dessinée pourtant chancelant ! Tout en reprenant les poncifs du genre, Kirkman se concentre sur la crise existentielle des personnages ordinaires – une poignée d’êtres humains en sursis – essayant de survivre jour après jour. La Fantasy est également très bien représentée dans les comics, avec des figures littéraires comme Conan le Barbare, dont les aventures sont une source d’adaptation depuis des décennies. Pour les amateurs de Space Opera, il existe de nombreuses variations de Star Wars, qui élargissent l’univers de la Guerre des étoiles. S’ajoutent à cette diversité de genres, des combinaisons possibles : les X-Men peuvent ainsi affronter Dracula20Uncanny X-Men Annual n°6, 1982, récemment réimprimé en France dans Les X-Men : L’Intégrale n°12, chez Panini.. L’improbable mais excellent Turf21Turf 2011, Éditions Emmanuel Proust. de Jonathan Ross et Tommy Lee Edwards propose une uchronie qui se déroule durant les années folles pour opposer des gangs de vampires et d’extra-terrestres. Enfin, la porosité se retrouve dans de grandes fresques « super-héroïques » qui, à travers les symboles, portent un certain regard sur le monde. C’est le cas du fameux Watchmen22Watchmen, Alan Moore et Dave Gibbons, 1986, Urban Comics. (récit dans lequel des êtres personnifiant la logique ou la passion s’opposent sur la façon de sauver le monde) ou encore de Civil War23Civil War, Mark Millar et Steve McNiven, 2006, Panini Comics. (de prime abord une guerre entre super-héros mais aussi un débat sur les libertés individuelles dans l’Occident post 11 septembre).

Les comics sont des sources inépuisables de variations et de combinaisons entre les figures classiques des super-héros et de nouveaux scénarios qui témoignent de l’évolution de nos sociétés. On peut, à l’évidence, les conjuguer à la sauce parodique, policière ou fantastique. La diversité des thématiques abordées peut constituer un large choix pour un public adolescent et jeune adulte adepte de séries et d’univers transmédiatiques. En outre, à l’image de la fantasy, la dimension initiatique est présente dans les comics avec des personnages qui découvrent leurs pouvoirs, suivent une phase de formation, sont amenés à se surpasser, à choisir entre le Bien et le Mal, etc. N’est-ce pas un genre qui peut répondre à des questionnements identitaires propres à l’adolescence ?

Par Xavier Fournier, article paru initialement dans la revue Lecture Jeune n° 142 (juin 2012) et sous forme d’extrait dans la revue Lecture Jeune n°151 (septembre 2014).

Xavier Fournier

est journaliste et collectionneur forcené de comic books. Après des débuts dans la revue USA Magazine en 1993 puis un passage par la presse  quotidienne régionale, il débute en 1998 une collaboration avec le magazine bimestriel Comic Box (entièrement consacré à l’étude de la bande dessinée américaine comme le titre l’indique) dont il est aujourd’hui le rédacteur en chef. Il anime également le site comicbox.com (avec de  nombreux articles exclusifs) et donne régulièrement des conférences sur les comics et des thématiques périphériques.
www.comicbox.com

Références

  • 1
    Superman, apparu en juin 1938 dans le n°1 d’Action comics – édité par DC Comics – est considéré comme le premier super-héros au sens moderne du terme. Superman fut traduit en France dès 1939 dans la revue Aventures sous le nom assez curieux de Yordi. Voir à ce propos, De Superman au Surhomme, Umberto Eco, Grasset, 1993.
  • 2
    Les Indestructibles est un film d’animation réalisé par les studios Pixar en 2004.
  • 3
    Comic strip : aux États-Unis, bandes dessinées paraissant dans la presse quotidienne. En semaine, elles se composent d’une seule bande en noir et blanc (daily strip), tandis qu’elles bénéficient le dimanche d’un espace plus important, en couleurs (Sunday page). On distingue en outre les strips racontant des histoires à suivre (continuity strip) et ceux proposant chaque jour un gag indépendant (stop comic ou gag-aday strip). Voir, à ce sujet, le site de la Cité Internationale de la BD et de l’Image (http://www.citebd.org).
  • 4
    Dick Tracy, de Chester Gould, lancé en 1931 aux États-Unis, traduit en France dès 1938 dans le Journal de Toto, réimprimé depuis sous forme de recueils chez Futuropolis.
  • 5
    Prince Valiant, Hal Foster, 1937, paru en recueil chez Zenda et à paraître chez Soleil.
  • 6
    Flash Gordon, Alex Raymond, 1934, a d’abord été traduit en France – à partir de 1936 dans le journal Robinson – sous le nom de Guy l’Éclair, et récemment réimprimé en recueil aux éditions Soleil.
  • 7
    Mandrake, Lee Falk, 1934, actuellement réédité chez Clair de Lune.)
  • 8
    The Phantom, Lee Falk, 1936, réimprimé en recueils par Futuropolis.
  • 9
    Buck Rogers au vingt-cinquième siècle, de Philip Nowlan et Dick Calkins, publié à l’origine en 1929 dans la presse américaine, édité en France par Horay, en 1992.
  • 10
    comic book : aux États-Unis, le comic book est un fascicule de format 17x 26 cm, comprenant en principe 32 pages. De périodicité régulière, il propose des histoires complètes ou à suivre, et se spécialise souvent dans un genre (science-fiction, super-héros, aventure, humour…).
  • 11
    Amazing Spider-Man vol. 2 n° 36, J. Michael Straczynski et John Romita Jr., 2001, traduit en France dans Spider-Man n° 31, Panini Comics (août 2002).
  • 12
    Criminal, Ed Brubaker et Sean Phillips, 2006, Delcourt.
  • 13
    Captain America est un personnage apparu en 1941. La série est relancée en 2005 par Ed Brubaker, Michael Lark et Steve Epting, elle est éditée par Panini Comics sous le titre Captain America, la Légende Vivante.
  • 14
    Walking Dead, Robert Kirkman, Tony Moore et Charlie Adlard, 2003, Delcourt.
  • 15
    Hellboy, Mike Mignola, depuis 1993, Delcourt.
  • 16
    Par exemple les dizaines de tomes de Spider-Man : L’intégrale permettent de retrouver toute la carrière du super-héros de 1962 aux années 80 sans interruption.
  • 17
    Spawn, Todd Mc Farlane, 1992.
  • 18
    Ultimate Spider-Man, Brian Michael Bendis et Mark Bagley, depuis 2000, Panini.
  • 19
    Marvel Zombies, Robert Kirkman et Sean Phillips, 2006, Panini.
  • 20
    Uncanny X-Men Annual n°6, 1982, récemment réimprimé en France dans Les X-Men : L’Intégrale n°12, chez Panini.
  • 21
    Turf 2011, Éditions Emmanuel Proust.
  • 22
    Watchmen, Alan Moore et Dave Gibbons, 1986, Urban Comics.
  • 23
    Civil War, Mark Millar et Steve McNiven, 2006, Panini Comics.

Chaîne du livre : où sont les maillons polluants ?

Les critiques écologiques à l’encontre de l’industrie du livre se résument en trois mots : le papier pollue. Mais le livre est-il vraiment nocif pour la planète ? De la forêt aux librairies en passant par l’impression et la livraison, Pascal Lenoir explique les étapes de la fabrication d’un livre. Et pointe les efforts à mener pour en limiter l’impact environnemental– chez les éditeurs comme chez les lecteurs.

Christelle Gombert : L’industrie du livre est-elle une cause majeure de déforestation ?

Pascal Lenoir : L’incidence du livre sur le climat est réelle et ne doit pas être négligée. Cependant, il faut la mettre en balance avec son impact sociétal. Plus qu’un simple produit de consommation, le livre est un bien culturel dont les bénéfices sont incalculables. Cela étant dit, 80 % de la déforestation mondiale sont dus à l’élevage et à l’agriculture. Et sur l’ensemble du papier consommé en France, seuls 6 % sont dédiés àla fabrication de livres. La presse et la publicité sont les plus gros consommateurs. Malgré tout, depuis près de 30 ans, l’industrie française du livre se fournit dans des forêts très strictement contrôlées.

CG : Comment est vérifiée l’origine du papier et son incidence sur l’environnement ?

PL : Il existe deux principales certifications dans le monde : le label FSC1Forest Stewardship Council (Conseil de Soutien de la Forêt). , créé par des ONG comme WWF et Greenpeace, et le label PEFC. Pour obtenir ces labels exigeants, le papier doit avoir été contrôlé tout au long de sa chaîne de fabrication pour assurer qu’il est produit selon les normes imposées. Il faut que les forêts soient durablement gérées : replantation d’arbres diversifiés, biodiversité respectée, alternance des parcelles, sols et eaux maintenus à un bon niveau de qualité, préoccupation pour la vie économique locale, etc. Ces labels ont sans doute leurs défauts, mais en tant qu’éditeurs, nous ne pouvons qu’accorder notre confiance aux ONG qui les soutiennent. L’édition française utilise ainsi aujourd’hui 93 % de papier certifié ou recyclé, issu de forêts durablement gérées. Il reste donc une petite proportion de forêts moins bien gérées, comme au Brésil, où des espèces rentables telles que l’eucalyptus appauvrissent les sols.

Il faut que les forêts soient durablement gérées : replantation d’arbres diversifiés, biodiversité respectée, alternance des parcelles

CG : Après la coupe des arbres, vient la transformation de la fibre en pâte, puis en papier. Ces étapes sont très énergivores…

PL : Il y a une certaine déperdition d’eau lorsqu’on chauffe le papier pour le sécher ; on crée donc de la vapeur. Quant à l’eau liquide utilisée, elle n’est pas rejetée dans la nature telle quelle, pleine de produits chimiques. Pour respecter les normes internationales sur la qualité de l’eau, les papetiers font preuve d’une vraie inventivité. Arctic Paper, par exemple, a créé des bassins où des plantes filtrent naturellement l’eau. J’en ai même bu un verre directement à la sortie d’une de leurs usines ! Autre exemple : certains papetiers brûlent leurs déchets pour remplacer leurs besoins en électricité par la production de chaleur.

CG : Ensuite, il faut traiter le papier pour l’adapter aux besoins de l’éditeur. Les traitements appliqués sont-ils polluants ?

PL : Les papiers très blancs comportent beaucoup d’azurants optiques. Ce sont ces particules bleues qu’on trouve aussi dans les lessives. Physiologiquement, l’être humain a l’impression que le blanc-jaune est sale, tandis que le blanc bleuté paraît propre. Ces composants ne sont pas biodégradables. Je ne suis pas partisan de ces agents azurants, parce qu’en plus, le papier trop blanc fatigue l’œil.

CG : Une fois le livre fabriqué, il est acheminé chez les libraires, qui retourneront leurs invendus à l’éditeur. Comment limiter ces allers-retours de transports ?

PL : Imaginons qu’un libraire ait écoulé ses dix exemplaires d’Harry Potter et m’en redemande. Je n’ai plus de stock ; je réimprime le roman. Or, deux jours plus tard, le libraire d’en face n’a pas réussi à vendre ses exemplaires, et m’en renvoie huit… Alors que je viens de remplir mes réserves. Malheureusement, en France, nous ne disposons pas encore d’un dispositif efficace de book tracking, qui permettrait de connaître exactement l’état des stocks dans le réseau. Cela exigerait de l’ensemble des points de vente – libraires, grandes surfaces culturelles, bureaux de presse, etc. –de faire remonter chaque jour les informations sur leur stock. C’est un fonctionnement complexe qui demanderait d’engager du temps et des ressources.

CG : Que deviennent finalement les livres non vendus ?

PL : Ils peuvent être réintégrés aux stocks de l’éditeur. Il faut alors vérifier la qualité de chaque exemplaire à la main, car ils ont pu être étiquetés ou abîmés. Le livre ne passe donc par là que si sa valeur est supérieure au coût des manipulations – c’est le cas des beaux livres. Les autres, soit 15 % des livres mis sur le marché, partent au pilon et sont à nouveau réduits en pâte à papier. 100 % des papiers pilonnés sont ainsi recyclés. En revanche, on ne sait pas encore comment réutiliser les autres composants, comme l’encre et la colle.

100 % des papiers pilonnés sont recyclés. En revanche, on ne sait pas encore comment réutiliser l’encre et la colle

CG : Pourquoi, dans ce cas, trouve-t-on si peu de livres imprimés sur papier recyclé ?

PL : Parce qu’il y a une pénurie ! Le livre ne représente que 6 % du papier en France, et 15 % d’entre eux sont recyclés… Par ailleurs, ce papier recyclé est mieux revalorisé dans du carton ou des journaux, car il ne permet pas de produire tous les types de papier nécessaires à l’édition. Un magazine est imprimé sur le même papier toute l’année, tandis que chaque collection de livres est différente. Le papier « trace de bois » bouffant du format poche, ou le papier couché 70 grammes des manuels scolaires, qui permet de limiter le poids et d’obtenir une belle qualité d’impression, ne peuvent pas être fabriqués à partir de papier recyclé. En effet, la fibre de cellulose a déjà été imprimée, façonnée, chauffée, et ne réagit plus de la même façon. Le papier est ainsi recyclable cinq à huit fois ; au-delà, la fibre est trop abîmée.

CG : Finalement, quels modes de production faudrait-il adopter pour rendre le livre « éco-responsable » ?

PL : Pour moi, le livre éco-conçu, c’est celui qui sera lu et relu. On a beau faire tous nos efforts sur la fabrication, s’il va à la poubelle directement, ce n’est pas écologique. Il faudrait donc s’attaquer au problème de fond de la surpublication. L’édition française publie environ 44 000 nouveautés chaque année, tout en rééditant les titres du patrimoine. Les nouveautés s’ajoutent chaque année au fonds qui sera réédité. Mécaniquement, sur ce marché, chaque livre dégage un chiffre d’affaires moindre en proportion de l’ensemble. Or, toute la chaîne du livre est rémunérée au pourcentage…

CG : La vente d’occasion semble idéale sur le plan écologique. Mais en termes économiques, permet-elle de faire vivre la filière du livre ?

PL : Elle pose des problèmes de répartition de la valeur. Un roman ainsi revendu ne rapporte aucun droit à l’auteur ni à l’éditeur. Or, pour continuer à publier des livres, et pour rémunérer tous les maillons de la chaîne du livre, il faut en vendre… C’est pour cette raison que nous pilonnons les invendus plutôt que de les donner. Pour autant, le pilon reste une voie de dernier recours. C’est toujours un gâchis et une perte sèche pour l’éditeur, qui a payé un papetier, un imprimeur, le transport.

Pour continuer à publier des livres, et pour rémunérer tous les maillons de la chaîne du livre, il faut en vendre… C’est pour cette raison que nous pilonnons les invendus plutôt que de les donner

CG : Quelle est selon vous la part de responsabilité du lecteur dans l’empreinte écologique du livre ?

PL : Dans notre monde d’instantané, tout s’accélère pour avoir accès immédiatement à notre caprice. Ai-je vraiment besoin de L’Assommoir sous 24 heures, livré par une camionnette polluante et à moitié vide ? Cela relève-t-il vraiment de l’urgence ? Aujourd’hui, les cartons de livraison sont remplis à 43 % de vide. Ce transport mondial du vide équivaut à la consommation annuelle de CO2 de la Belgique. En tant que consommateurs, nous pouvons faire des choix plus responsables. En allant par exemple commander le livre en librairie, pour recevoir des conseils et créer du lien social.

« Les cartons de livraison sont remplis à 43 % de vide. Ce transport mondial du vide équivaut à la consommation annuelle de CO2 de la Belgique »

PROPOS RECUEILLIS ET MIS EN FORME PAR CHRISTELLE GOMBERT

Pour aller plus loin :

Pascal Lenoir

Président de la commission Environnement du Syndicat National de l’Édition (SNE)
Actuellement directeur de la production des éditions Gallimard, Pascal Lenoir préside différentes instances techniques dont la commission Environnement et fabrication du SNE depuis sa création, la compagnie des chefs de fabrication des industries graphiques et ClicEDIt. Son parcours est celui d’un technicien manager passant par l’imprimerie, la presse magazine, la communication et l’édition ce après des études à l’École Estienne.


Références

  • 1
    Forest Stewardship Council (Conseil de Soutien de la Forêt).